Représentée le Vendredi saint, la Passion de Johann Sebastian Bach se situe au cœur de la programmation du Festival de Pâques d’Aix-en-Provence. Après la saint Jean l’année dernière, aux soins du Café Zimmermann et de Vox Luminis, c’est au tour de la Passion selon saint Matthieu pour cette édition, interprétée au Grand Théâtre de Provence par Les Talens Lyriques et le Chœur de chambre de Namur. La formation orchestrale baroque, qui fête cette saison ses 30 ans d’existence, est placée sous la direction de son chef et fondateur Christophe Rousset, pour une exécution magnifique de bout en bout. Disposés pour cette œuvre en deux orchestres à gauche et à droite du chef, les musiciens font preuve d’une technique sans faille et d’une qualité interprétative souvent remplie d’émotion. Ceci étant particulièrement vrai pour les instrumentistes de l’orchestre 1 à jardin, les plus sollicités en virtuosité pour accompagner les airs des solistes : premier violon, flûtes traversières, basson, hautbois (troqués pour des hautbois de chasse lors de certains passages), sans oublier les deux continuos très expressifs.
Partenaire habituel des ensembles de Christophe Rousset ou encore de la Cappella Mediterranea de Leonardo García Alarcón, le Chœur de chambre de Namur (séparé lui aussi en deux parties) confirme sa très grande valeur. Le chant dynamique et souple pour les courtes séquences les plus fleuries semble émis avec naturel, sans emphase, mais totalement réceptif aux nuances demandées par le chef. Celui-ci parvient à maintenir un subtil équilibre entre les différentes parties (orchestre, choristes, solistes), tout en variant les couleurs, les ambiances, et instillant souvent des contrastes où pointe le théâtre. Citons un seul exemple parmi les nombreuses réussites de la soirée : le duo angélique entre soprano et alto en fin de première partie (« So ist mein Jesus nun gefangen »), interrompu par de fugitives saillies du chœur, un peu comme de brefs éclairs dans un pur ciel d’été. Les effets d’ensemble, de dialogue, de contrepoint entre les parties orchestrales et chorales sont particulièrement réussis et maintiennent l’attention d’un public très concentré ce soir.
L’Évangéliste de Ian Bostridge montre un grand engagement et une belle maîtrise de la coloration des mots, en projetant parfois une syllabe avec vigueur et sans vibrato. Cantonné lui aussi dans les récitatifs, Benjamin Appl est un Jésus à l’autorité naturelle, au noble timbre de baryton, homogène sur la tessiture. L’autre ténor James Way chante ses deux airs d’une voix claire et joliment articulée, en particulier son second (« Geduld, wenn mich falsche Zungen stechen ! »). Le baryton-basse Thilo Dahlmann est d’emblée moins séduisant, avec une intonation imparfaite, mais s’améliore à mesure, pour terminer en un « Mache dich, mein Herze, rein » de bonne tenue.
Le sentiment est aussi un peu mitigé avec l’alto Mari Askvik, peu puissante et au grave limité par instants ; son air « Erbarme dich » n’en touche pas moins au sublime, le premier violon solo déployant des merveilles pour l’accompagner. La soprano Anna El-Khashem charme par son instrument assez léger et sa musicalité, entre autres pour le bijou « Aus Liebe will mein Heiland sterben » et son divin accompagnement de flûte et hautbois de chasse.
Le concert entendu la veille dans le même lieu s’est avéré moins exaltant. C’est pourtant l’une des meilleures baguettes baroques qui était placée au pupitre, à savoir René Jacobs à la tête du B’Rock Orchestra, formation basée à Gand. Le programme s’annonçait somptueux – deux cantates de Johann Sebastian Bach, avant le Stabat Mater de Pergolesi. Surprise à l’entrée en scène de l’alto Helena Rasker pour la première cantate « Vergnügte Ruh, beliebte Seelenlust » : la chanteuse vient se placer à l’arrière des musiciens, à côté de l’orgue. Le volume transmis à l’auditoire est insuffisant dans ces conditions, l’équilibre entre chant et musique étant uniquement rétabli quand le tissu orchestral reste très mince. On admire la virtuosité de la flûte, tout comme celle du hautbois, mis à l’honneur dans « Mein Herze schwimmt im Blut » qui suit. Malgré le même placement au fond, la soprano Birgitte Christensen y assure cette fois une plus forte présence vocale, variant le volume dans son interprétation.
Après l’entracte, les deux solistes se retrouvaient de part et d’autre de l’orgue pour le Stabat Mater de Pergolesi, donné ce soir dans l’instrumentation de Bach. La musique avance plutôt rapidement, évitant plusieurs ralentissements ou alanguissements entendus chez d’autres interprètes. L’ensemble est techniquement aguerri et joue avec application mais paraît manquer du souffle particulier qu’on peut attendre de cette sublime partition. Le déséquilibre entre voix et instruments y est sans doute une des raisons, renvoyant le chant en un deuxième plan, en donnant parfois la sensation d’un son feutré. Là encore, la soprano projette davantage que sa consœur alto, celle-ci s’exprimant avec un vibrato de couleur doloriste, bien en adéquation à l’ouvrage.