Née à Paris et ayant grandi à Chartres, Marie Jacquot a commencé son parcours musical par le piano et le trombone avant de s'orienter dès l'âge de quatorze ans vers la direction d'orchestre. À l'issue de son cycle de formation supérieure à Vienne, elle se découvre une passion particulière pour l'opéra et participe successivement à la direction musicale de deux institutions lyriques en Allemagne, à Würtzburg et à Düsseldorf-Duisburg en tant que Première Kappelmeisterin. Récemment nommée Directrice musicale de l'Opéra royal danois à partir de la saison 2024-2025, elle retrace son parcours et témoigne de l'esprit qui l'anime au moment de franchir cette étape marquante de sa jeune carrière.
Jean Landras : Brillante tenniswoman durant votre adolescence, musicienne également, vous sembliez vous destiner à une carrière sportive. Or vous êtes cheffe d'orchestre. Pouvez-vous éclairer ce choix ?
Marie Jacquot : J'ai commencé le tennis et le piano à cinq ans. À dix ans, j'ai abandonné le piano pour le trombone : durant un concert de l'Ensemble de Cuivres de Paris, j'avais été éblouie par la pièce du trombone solo. Un professeur du conservatoire de Lucé, près de Chartres, Frédéric Potier, m'a expliqué les principes de base de l'instrument et j'ai réussi du premier coup à en sortir un son. Il m'a aussitôt prise dans son cours. J'ai poursuivi à la fois le trombone et le tennis, y ajoutant, dès quatorze ans, la direction d'orchestre avec le professeur Roberto Gatto.
Ma grande passion était quand même celle du tennis. Je me préparais à devenir joueuse professionnelle mais je me suis rendu compte que la joie procurée en jouant de la musique au sein d'un ensemble était devenue plus grande que celle de la compétition sportive. Un jour, j'ai entendu le Quatuor de Cuivres Epsilon avec des pièces sublimes. J'ai été fascinée, j'ai arrêté le tennis pour devenir tromboniste. J'avais quinze ans.
J'ai continué mes études secondaires et musicales en classe à horaires aménagés au lycée Racine et au CRR à Paris. Je suivais toujours les cours de direction d'orchestre de Roberto Gatto. Ce professeur m'a vraiment inspirée, j'ai suivi ses leçons jusqu'à mes dix-neuf ans. La plus grande partie de ce que j'ai appris techniquement et musicalement vient de lui. J'avais des atouts, grâce au tennis : une bonne coordination des mouvements, des qualités motoriques et mentales avec le renvoi de la balle, l'écoute, l'action-réaction, l'adaptation, la concentration, tout en sachant ne pas m'attarder sur les fautes commises par moi-même ou par d'autres.
La personnalité artistique de votre grand-père, Jean-Paul Marchal, graveur et imagier à Épinal, semble aussi vous avoir impressionnée.
Mon grand-père avait une personnalité d'artiste éblouissante. Son accueil était bienveillant mais son art restait son occupation prioritaire, absolue. Il fallait savoir s'accommoder à son ego. Non pas l'ego qui s'expose dans les médias, les réseaux aujourd'hui. L'art n'était pas là pour le servir mais on le sentait, lui, toujours dans son atelier, totalement au service de son art avec une âme d'enfant. Cette expérience m'aide à comprendre combien il est exigeant d'être chef d'orchestre : chaque musicien est un artiste avec cet ego qu'il faut reconnaître. Le plus difficile est de savoir travailler avec des personnes qui, comme mon grand-père, ont cette âme d'artiste.
Quelles étapes marquantes ont jalonné vos études supérieures et quelle différence voyez-vous entre l'enseignement en France et à Vienne ?
Roberto Gatto m'a orientée vers l'école perpétuant à Vienne la tradition de Hans Swarowsky, autrefois professeur de Zubin Mehta, Claudio Abbado… Avec mon bon niveau en direction d'orchestre, je suis entrée assez facilement à l'Académie de musique et des arts du spectacle de Vienne pour un master avec les professeurs Uroš Lajovic et Simeon Pironkoff durant cinq ans.
Simeon Pironkoff était professeur de musique contemporaine. Auparavant, j'appréciais peu la musique contemporaine mais il y avait, dans les classes de composition, des élèves qui écrivaient, pour des auditions, des pièces compliquées souvent expérimentales, demandant la présence d'un chef. Là, l'opportunité m'était offerte de parler, d'échanger avec les instrumentistes. Le plus important pour un chef est de savoir faire travailler les musiciens, leur permettre de s'exprimer. J'ai dirigé environ cent cinquante créations et j'ai apprécié, avec le temps, des pièces qui ne me touchent pas toujours profondément mais représentent une gymnastique de l'esprit semblable à une préparation musculaire. Il devient plus facile ensuite de faire comprendre et entendre la structure, l'échange des voix, dans une pièce de Richard Strauss ou Mahler.
La formation musicale, très individualisée en Autriche, est basée sur le développement de la personnalité. Chacun suit son propre tempo, repassant éventuellement trois fois un examen sans crainte d'être jugé. Ce qui n'empêche pas la pratique orchestrale de tenir une place importante. On apprend à être musicien d'orchestre alors qu'en France, on apprend à être soliste ; cela amène une tout autre dynamique dans les orchestres. La position hiérarchique des professeurs reste ouverte, communicative. Il est courant d'aller boire un verre ensemble, de les appeler pour poser une question. Moi-même volontiers communicative, démocratique, je ne vois pas ma place dans des structures pyramidales. J'aime qu'on parle, qu'on décide ensemble, qu'on ait envie de faire des choses en commun. Peut-être l'expérience du coaching en tennis m'a-t-elle marquée…
Comment votre carrière s'est-elle engagée puis développée ?
Après un postgraduate à la Hochschule Franz Liszt de Weimar avec Nicolás Pasquet et Ekhart Wycik, des professeurs vraiment réceptifs, je suis devenue assistante de Kirill Petrenko durant deux mois et demi pour la création de South Pole du compositeur Miroslav Srnka à l'Opéra de Munich. Pendant ce temps, j'ai postulé à l'Opéra de Würtzburg. Il est rare en Allemagne qu'un chef d'orchestre n'ait pas d'abord exercé comme pianiste-répétiteur et chef de chant, ce qui était pourtant mon cas. J'ai tenté ma chance bien que je n'aie jamais pensé, auparavant, diriger un jour des opéras ! Contre toute attente, j'ai reçu une invitation à participer au recrutement. En finale, nous étions trois et nous devions diriger une représentation des Joyeuses Commères de Windsor d’Otto Nicolai, un opéra grandiose, très drôle, que j'ai appris en deux mois et demi. La représentation s'est très bien passée, j'y ai pris beaucoup de plaisir. J'ai été engagée, peut-être aussi pour avoir su manifester sur mon visage, dans mon attitude, l'esprit de la pièce. Je n'aurais peut-être pas été choisie s'il s'était agi de Fidelio !
Première Kappelmeisterin à Würtzburg pendant trois ans, j'ai beaucoup dirigé, beaucoup appris avant d'occuper la même fonction, depuis trois saisons, au Deutsche Oper am Rhein de Düsseldorf-Duisburg. J'ai aussi de nombreux engagements comme cheffe invitée. Des engagements non encore honorés du fait du coronavirus s'accumulent maintenant et je ne vais plus avoir assez de disponibilités pour assurer mon poste à Düsseldorf-Duisburg. Je le quitte pour exercer comme chef invitée jusqu'à la saison 2024-2025 à partir de laquelle je suis nommée chef principale à l'Opéra royal danois.
Comment travaillez-vous, à l'opéra, avec vos partenaires de l'équipe artistique ?
Les relations entre chefs d'orchestre, directeurs généraux des maisons et metteurs en scène ont changé par rapport à ce qu'ont connu nos aînés. À son époque, Karajan avait la responsabilité entière des productions. Depuis, les directeurs généraux d'opéra se sont progressivement intéressés eux-mêmes à la mise en scène, réduisant sensiblement l'autonomie du chef d'orchestre. Pour le chef, la musique est le plus important dans un opéra. Or le focus du metteur en scène est différent, la mise en scène doit primer. Trouver un bon équilibre entre musique et scène est un idéal qu'il n'est pas toujours facile à réaliser.
Avec les chanteurs, il faut beaucoup de souplesse en apprenant à connaître chacun pour le mener là où il peut et là où il doit aller. Il est essentiel d'être à ses côtés lors des répétitions et de le soutenir lorsqu'il est sur scène. Les choses sont différentes avec les danseurs. Chaque chorégraphie a des contraintes particulières à la fois pour les danseurs et pour l'orchestre. Il faut donc voir ensemble comment s'adapter les uns aux autres, en particulier pour les tempos.
Et l'orchestre ?
Le travail, l'artisanat de la direction d'orchestre s'exprime surtout à l'opéra ! Il y a certainement une magie dans le concert symphonique mais dans la fosse, à chaque seconde, un travail de coordination bien plus intensif et compliqué est nécessaire. Il suffit d'un instant d'inattention pour qu'il se passe quelque chose qui échappe au chef, ce qui entraîne une situation difficile à rattraper. Il n'en est pas de même pour un concert : on a trois ou quatre jours de répétitions très denses mais à la fin, normalement, l'orchestre peut jouer tout seul. Dans ce cas, le rôle du chef est de motiver les musiciens, de les aider à sublimer leur art. Gérer les aspects techniques, assurer la cohésion de l'ensemble revient plutôt au premier violon solo. Celui-ci doit être doué musicalement mais aussi dans les relations humaines.
Pour le jeu, les particularités de chaque formation se sont estompées avec la mondialisation. On peut donc gagner en flexibilité, s'adapter à l'époque, au répertoire abordés : un orchestre allemand peut comprendre comment jouer avec les couleurs propres à Debussy ou un orchestre français sonner germanique en jouant Brahms. Pour ma part, j'essaie de faire preuve de pédagogie pour tenter de s'approcher le plus possible de l'esprit, du son, du style caractéristiques d'une œuvre, de son origine, de son époque. On peut aussi tenter, au contraire, de respecter les traditions et points forts d'un orchestre allemand, par exemple, pour créer de manière intéressante un autre Rossini que celui de la tradition italienne.
Deux ans vous séparent de votre prise de fonction à Copenhague. Quelles sont les grandes lignes de votre projet ?
Les instances de décisions à l'Opéra royal sont à l'image de la société danoise : égalitaires et démocratiques. Chef d'orchestre et directeur se réunissent avec les partenaires, y compris les représentants de l'orchestre, pour chaque programmation. Chacun est respecté et s'exprime aussi librement que le chef ou le directeur. Les décisions sont mûrement réfléchies. Nous nous demandons actuellement quels opéras, quels concerts symphoniques nous aimerions programmer et qui nous correspondraient le mieux : Wagner, Strauss, opéras français… Mozart qui est le plus difficile à jouer ; si on joue bien Mozart, on peut tout jouer ! Pour ma part, j'aimerais diriger beaucoup de Richard Strauss pour lequel j'ai une fascination et qui s'accorde, je pense, au son de l'orchestre, justement assez flexible, sensible et lumineux, avec une profondeur allemande. Je verrai sur place, avec les musiciens, comment mettre en œuvre ces orientations de sorte que toutes les personnalités, y compris les plus originales, puissent s'exprimer.
Un mot encore sur un autre type de chef...
Oui ! J'ai une passion pour la bonne cuisine, les bons restaurants, étoilés ou non ! Chef de cuisine, chef de brigade, chef d'orchestre : nous conduisons tous nos équipes dans une direction voulue. Les balances, les couleurs, la créativité sont toujours au service d'un art.