Violoncelliste du Quatuor Ébène, directeur musical de l'ensemble Les Forces Majeures, compositeur, pianiste de jazz, professeur à la Hochschule de Munich : pour Raphaël Merlin, impossible de faire sans la pluridisciplinarité ! Nous avons tenté de comprendre comment chaque pratique musicale, pour ce musicien curieux et éclectique, enrichit la suivante.
Pierre Liscia-Beaurenaut : Comment les disciplines se sont-elles entrecroisées dans votre parcours ?
Raphaël Merlin : L'étincelle de départ fut le violoncelle, à six ans. Et un an après, le piano : j'étais attiré par cette espèce d'autosuffisance de l'instrument. Quand mes parents m'emmenaient au concert, je décodais, j'essayais de retrouver le nom des notes. Le piano s'est alors révélé, dans cette entreprise, être un merveilleux laboratoire à stimulus intellectuels. À Clermont-Ferrand, nous avions d'excellents professeurs de solfège, comme Elisabeth Besnard, qui a su nous intéresser aux mystères de la musique.
Je suis ensuite entré en classe de piano jazz, sous l'influence de mon frère qui m'avait fait découvrir Bill Evans. Quand on a 13 ans et qu'on a déjà ce plaisir de mettre des noms sur des notes et des harmonies, ouvrir la porte du jazz, quel pied ! C'est avec mon quartet de jazz que j'ai appris la réalité du métier : arriver au concert avec 25 grilles, dont certaines qu'on n’a jamais travaillées... et laisser vivre.
Cela m'évoque déjà cette formule du New York Times au sujet de votre Quatuor Ébène : « un quatuor à cordes qui peut se transformer en jazzband »...
Le jazz était une des raisons pour lesquelles j'ai rejoint le quatuor en 2002. À l'époque, pour un quatuor à cordes du vénérable Conservatoire de la rue de Madrid, jouer du jazz était un acte quasiment subversif. Je me souviens qu'un professeur était en furie parce que le Quatuor avait joué du Django Reinhardt après un Razoumovski de Beethoven ! L'excellence, la spécialisation dans un domaine, c'est évidemment très important mais, selon moi, la transversalité est aussi essentielle, comme deux axes qui seraient complémentaires pour faire exister un monde en plusieurs dimensions. D'ailleurs, c'est grâce au Quatuor que je me suis remis à la composition. En 2008, on nous a commandé un concerto pour quatuor et orchestre. Il m'a demandé trois ans et demi de travail ! J'étais alors fasciné par le jeune Bartók, celui du Deuxième Quatuor et du Château de Barbe-Bleue et, surtout, j'étais absolument obsédé par Dutilleux. Je crois que cela remontait à mes années d'étudiant au Conservatoire de Boulogne-Billancourt, quand j'avais joué le Mystère de l'instant sous la direction de mon professeur Xavier Gagnepain. Lors de l'écriture du Concerto pour quatuor, je me suis trouvé pendant les vacances de Noël tout seul dans une maison à Noirmoutier avec un piano, à noircir des feuilles de papier à musique autour de l'accord bitonal, cette superposition de deux quintes diminuées que Dutilleux emploie. Le deuxième mouvement du Concerto est sorti comme cela ! Depuis, je compose régulièrement, et j’essaie de trouver mon propre style.
Est-ce le même genre de recherche qu’en répétition de quatuor ?
On pense souvent que le quatuor est une addition des personnalités, mais en réalité, il s'agit plutôt d'une division ; une dissolution de tout ce qui nous singularise, au nom de la cohérence du groupe. On a beau se battre pour apporter ses 25%, on laissera toujours 75% de côté ! Et je pourrais vite faire l'erreur de croire, dans le reste de mes activités musicales, que le rôle que je joue dans le quatuor est devenu l'ensemble de ma personnalité... En conséquence de quoi, pour composer, je me sens parfois comme obligé de convoquer mes trois collègues : lorsque je dois composer une phrase très lyrique et chantée, j’ai dans la tête le son et les idées de Pierre Colombet [premier violon du Quatuor Ebène, ndlr]. En quelque sorte, mon collègue est devenu ma « muse intégrée »… alors qu'au départ, je ne pense pas être totalement dépossédé du gène « prima donna » !
Pourriez-vous nous en dire plus sur le processus de répétition du Quatuor Ébène ?
Dès mon arrivée dans le Quatuor, nous répétions 7 jours sur 7. Un choc ! Cela se sait assez peu, mais Mathieu Herzog et Gabriel Le Magadure ont même décidé de quitter le CNSMD de Lyon car leur cursus était incompatible avec le travail du Quatuor. De nos jours, c'est en train de changer, mais il est dommage qu'à l'époque les institutions ne soutenaient pas les étudiants qui, en parallèle de leur cursus, avaient un projet fort comme celui-là. Pourtant, passer des heures à décortiquer les fugues des quatuors de Haydn ou le Troisième Quatuor de Bartók n'est pas moins formateur qu'un cours d'analyse !
Qu'est-ce qui vous passionne dans ce travail ?
Selon moi, il y a quelque chose d'absolument fondamental dans toute la musique occidentale de Haydn à Bartók : c'est la forme-sonate, et son prodigieux retour du deuxième thème à la tonique dans la réexposition. Récemment, nous avons répété le finale du Quatuor KV 387 de Mozart, et je me suis rendu compte que Mozart a employé la même technique qu'utilise souvent Schubert : pour préserver dans la réexposition le pont entre le premier et le deuxième thème tel qu'il avait été présenté à l'exposition, et en même temps conserver le même système de modulations, il propose, au début de la réexposition, le premier thème à la sous-dominante. Je n'avais jamais repéré cela chez Mozart ! En tant qu'interprètes, il faut absolument maintenir les auditeurs attentifs jusqu'à ce moment essentiel. Tout le monde peut écouter un beau son, une belle voix sur YouTube pendant quelques secondes ; mais aller entendre un quatuor classique ou romantique, c'est faire cette expérience miraculeuse de la forme.
Au fil des années et de nos expériences, on apprivoise plus facilement ces structures, ces canevas rhétoriques d'expression. Aujourd'hui, avec trois semaines de répétitions quotidiennes, nous pouvons préparer un programme de concert. À nos débuts, pour le même temps de répétition, on aurait monté un petit mouvement de quatuor de Haydn !
N'est-il pas compliqué, avec un tel niveau de préparation, de laisser jaillir la liberté de l'instant ?
C'est un crève-cœur de se dire qu'en travaillant autant, on peut perdre en spontanéité. Mais a contrario, le fait que l'on se connaisse si bien les uns les autres permet, en situation de concert, de réaliser une idée improvisée de façon suffisamment synchronisée pour qu'elle paraisse travaillée. Il y a beaucoup de tels instants dans le DVD de notre intégrale Beethoven live à la Philharmonie.
En quoi l'expérience du quartettiste diffère-t-elle, selon vous, de celle du soliste jouant un concerto avec orchestre ?
Les musiciens d'orchestre qui accompagnent sont bien plus dans la réception, dans la réponse aux propositions du soliste. En revanche, le chambriste est, à parts égales, émetteur et récepteur. C'est d'autant plus vrai dans le quatuor à cordes car, pour la première fois dans l'histoire de la musique, les voix ne sont pas hiérarchisées autrement que par leur hauteur. C'est cela, la vraie révolution des fugues de l'Opus 20 de Haydn ! Et comme par hasard, cela préfigure l'avènement de la Révolution française et des idéaux d'égalité entre tous les Hommes. De la même manière que le dodécaphonisme, qui met à égalité les douze tons de la gamme, apparaît quelques années avant l'avènement du socialisme…
Est-ce cette volonté d'inscrire la musique classique dans le temps présent qui vous a poussé à construire le projet de randonnée-concert écologique à vélo « Accordez vos vélos » avec votre ensemble Les Forces Majeures ?
Lorsque j'ai créé l'orchestre en 2014, nous avons beaucoup travaillé dans un lieu très rural, la Ferme de Villefavard en Limousin. Cet aspect désurbanisé est demeuré un des axes centraux de l'orchestre. En 2018, nous avons concrétisé notre premier projet à vélo avec l'Opéra de Vichy, avant d'organiser notre première aventure francilienne entre Paris et Saint-Denis en octobre 2021. Les musiciens étaient ravis de l'expérience ! Bien sûr, l'exercice a ses limites, nous en sommes conscients. Le but n'est pas de donner des leçons, mais d'interroger nos pratiques. Les collectivités sont très enthousiastes, car l'expérience permet de réunir la culture et les pratiques sportives. Nous travaillons de plus en plus étroitement avec l'ADEME et le Shift Project, par le biais de l’association Arviva, pour calculer l'ensemble des émissions carbone de notre projet. En ce mois d'avril, nous nous apprêtons à lancer notre tournée la plus ambitieuse : un voyage musical à vélo entre Grenoble et Genève, qui s'achèvera par un concert au Victoria Hall avec l'Orchestre de Chambre de Genève. Une tournée est également prévue sur un week-end en juin à Lille, et nous avons des sollicitations pour l'année prochaine. Pour nous, ce projet signifie aussi ramener la vie d'un orchestre à un temps terrestre, qui n'est pas déconnecté de la réalité. De la « slow music », finalement !
Comment vous est venu le virus de la direction d'orchestre ?
En terminale, j'ai eu l'occasion de diriger l'orchestre du Lycée Racine, puis je suis entré dans la classe de direction du Conservatoire de Boulogne-Billancourt où j'ai encore une fois eu la chance de tomber sur un professeur exceptionnel, János Komives, qui avait été élève de Zoltán Kodály à Budapest. La direction d'orchestre m'a fait comprendre quantité de choses importantes pour la pratique du quatuor, notamment en termes de rubato. Dans une fugue rapide, par exemple, il y a des retards et des résolutions qui sont extrêmement fugaces, et il est compliqué d'en attendre une totale compréhension de la part d'un orchestre, où chaque musicien a sa voix individuelle et où le temps de répétition est si réduit. Souvent, l'orchestre offre une grande satisfaction quand le chef accepte de se laisser surprendre par ses musiciens. Encore faut-il que le chef « provoque » les musiciens de l'orchestre ! Souvent, cela consiste à montrer que le chef est, spécifiquement, à l'écoute de tel ou tel musicien de l'orchestre.
On a tendance à penser que quand on entend un orchestre, on entend la conception que le chef d'orchestre a de l'œuvre. Mais en réalité, les temps de répétition sont généralement trop brefs pour que le chef façonne entièrement le son de l'orchestre. En tant que chef, il faut avoir réponse à tout… mais on ne peut rien imposer. Toscanini, c'est fini ! La déconstruction de la figure patriarcale un peu caricaturale du chef d'orchestre apporte un vent de fraîcheur sur les scènes internationales, et laisse de plus en plus la place aux initiatives des instrumentistes eux-mêmes. Et c'est à mon sens une très bonne chose !