Invitée sur la scène de l’Opéra Garnier, la compagnie Rosas, fondée en 1983 par la chorégraphe flamande Anne Teresa de Keersmaeker, présente sa dernière création Six Concertos Brandebourgeois sur la partition de Jean-Sébastien Bach. Dans la continuité des expérimentations chorégraphiques d’Anne Teresa de Keersmaeker sur les liens entre musique et danse, cette mise en mouvement des concertos de Bach est un travail rigoureux et passionnant pour les mélomanes, quoiqu’un peu froid. On retiendra surtout l’interprétation magnifiquement nuancée des Concertos par l’ensemble B’Rock Orchestra, sous la direction musicale d’Amandine Beyer.
Dès ses premiers pas chorégraphiques, Anne Teresa de Keersmaeker a investigué le rapport entre musique et danse en cherchant à établir une correspondance quasiment mathématique entre la structure musicale et le geste dansé. Cette démarche cartésienne et systématique de transposition marque en profondeur son travail et fonde la logique de nombreuses de ses pièces, telles que Drumming et Rain, sur la partition minimaliste de Steve Reich. L’œuvre de Bach est par ailleurs une source d’inspiration essentielle pour la chorégraphe depuis Toccata (1993). Les Six Concertos brandebourgeois marquent donc un retour à l’essentiel pour Anne Teresa de Keersmaeker. Vêtu de noir, comme pour faire écho aux musiciens dans la fosse, un groupe de danseurs ouvre le bal en marchant vers le public au gré de la mélodie du premier concerto. Ils descendent puis remontent la scène de très nombreuses fois, donnant tantôt l’impression de gambader, tantôt de marcher plus cérémonieusement. L’un d’entre eux tient un étonnant chien au bout d’une laisse, qui aboie tous azimuts en parcourant la scène. Cette séquence de marche sert de colonne vertébrale à la chorégraphie, et revient dans chaque concerto. Les concertos qui suivent libèrent le geste, et dévoilent des mouvements plus dispersés, où émergent des solos, des duos et des trios qui répondent avec exactitude à la partition – notamment lors des second, quatrième et cinquième mouvements. Fondés sur un nombre limité de phrases chorégraphiques, les derniers concertos progressent peu et tirent en longueur au bout de deux heures de performance.
Mais au-delà de cet aspect répétitif, il faut reconnaître que l’intérêt théorique de la démarche d’Anne Teresa de Keersmaeker montre aussi ses limites. Aussi exigeante que soit la logique de transposition de la partition en danse, sa décortication, qui descend au niveau de la note, du rythme, ou de l’observation du contrepoint, ne permet pas forcément de retranscrire l’impression générale de la partition. La chorégraphie est ainsi calquée sur une structure musicale plutôt que sur un effet artistique général, et l’œuvre de Bach est certes transposée avec rigueur, mais sans être transcendée. Dans cette mathématisation des structures, on peine à retrouver les alternances entre légèreté bucolique et solennité métaphysique, toutes ces nuances que contient la musique de Bach et qui en font le sel.
Côté interprétation aussi, l’impression est mitigée. Rosas mélange des danseurs de génération et de formation différentes. Cette variété apporte une certaine richesse, mais l’hétérogénéité technique des danseurs est plus pénalisante. La chorégraphie est ainsi en dents-de-scie, tantôt portée par de très belles personnalités (on pense notamment à Jason Respilieux et Mickaël Pomero) qui dansent des passages en solistes assez inspirés, et des moments beaucoup plus plats, notamment dansés par les interprètes féminines.