Emplois du temps chargés obligent, plus encore que le Covid-19, nous rencontrons David Fray en visio. Mais la froideur du dispositif n’empêche pas de découvrir que le virtuose reconnu internationalement est une personne humble, accessible et souriante. Le pianiste, qui a fêté cette année ses quarante ans, montre aussi qu’il est de celles et ceux qui veulent faire bouger les choses malgré l’adversité. Nous revenons sur son parcours, son répertoire de prédilection, sa vision du piano et ses projets…
Nous débutons irrémédiablement sur l’année qui vient tout juste de s’écouler et sur ses conséquences sur le monde de la culture. Si l’artiste a lui aussi été touché, il essaye tout de même de positiver : « j’ai perdu neuf dixièmes de mes concerts mais j’ai quand même réussi à jouer sans jamais totalement m’arrêter. » Ayant en effet pu jongler entre les variations de protocoles sanitaires établis par les différents pays où il est amené à jouer, il évoque cette disparité des réactions nationales comme une chance, mais aussi avec philosophie : « c’est une chose qui appelle à réfléchir, si ce n’est par rapport à ce qui s’est passé, mais au moins pour l’avenir si jamais cela devait se reproduire. » Toujours aller de l’avant.
Dans sa programmation et sa discographie, il apparaît clairement que David Fray a exploré en profondeur les œuvres de Johann Sebastian Bach et de Franz Schubert, de Mozart aussi. Ce mélange d’époques et de styles musicaux n’est pas aussi hétéroclite qu’il n’y paraît. Même si le « couple Bach-Schubert » n’est pas si fréquent, une même raison anime la passion du pianiste envers eux et une même « perfection dans l’émotion », au-delà de la dimension intellectuelle. « Se plonger dans une œuvre de Bach, c’est comme entrer dans un édifice gothique » : le pianiste y apprécie « chaque arcade, chaque détail de la structure, et en même temps c’est une musique qui n’est pas qu’une perfection structurelle. » Derrière chaque détail presque mathématique, le caractère sentimental de son œuvre est trop souvent effacé selon David Fray.
Pour Schubert, l’intérêt n’est pas moindre : « Schubert est peut-être le compositeur qui fait le mieux chanter le piano », confie le pianiste. « J’y trouve une dimension existentielle et une complexité de sentiments dont je me sens proche. » David Fray confie avoir ressenti cela très jeune : « je me souviens avoir demandé à mon professeur Jacques Rouvier, avant même d'entrer au CNSMD de Paris, de travailler la dernière sonate de Schubert. J’avais 16 ans. Il était un petit peu étonné par ma demande… Il voulait plutôt me faire jouer Petrouchka ! » Le pianiste note que Schubert est paradoxalement peu étudié en conservatoire, sans doute car ne posant « pas de défi technique particulier. La plupart des professeurs de piano au conservatoire pensaient qu’il n’était pas absolument nécessaire dans la progression d’un élève… » Selon David Fray, la complexité des affects schubertiens pose cependant un sacré défi : « avec Schubert, vous pouvez toujours dire que c’est mélancolique, tragique, tout ce que vous voulez, mais ce n’est jamais une seule émotion à la fois. » C’est ce qui rapproche d’ailleurs le compositeur de Mozart dans la philosophie très orientale de David Fray : on trouve dans leurs deux catalogues « un peu de blanc dans le noir et un peu de noir dans le blanc ».
Cette vision, toujours animée d’un souci d’équilibre et de justesse, explique le jeu de David Fray, sa vision particulière, performative, du son : « dans le meilleur des cas, on arrive à créer le son dont on a rêvé et qu’on avait en tête avant de le produire. Parfois, cela dure deux secondes, parfois une minute, parfois plus ; cela dépend beaucoup évidemment de l’acoustique qu’on a à disposition, de l’instrument… On n’est pas maître hélas de tous les paramètres qui vont faire en sorte que cela va marcher. » S’il est aussi exigeant dans son travail du son, c’est que le musicien place son instrument au-dessus de tout : « le piano est le répertoire des répertoires, le répertoire qui résume tous les autres. Un grand pianiste est donc à la fois violoniste, flûtiste, chef d’orchestre, chanteur, etc. » Le son ne saurait donc être en aucun cas simplement et naïvement beau, ce que l’on attribue parfois à la musique de Mozart, à tort selon le pianiste : « je suis opposé à une vision de Mozart un peu trop apollinien ou qui pourrait se cantonner parfois à de la joliesse. La pure beauté n’est pas forcément le meilleur véhicule du langage du compositeur. »
David Fray a forgé sa vision du piano notamment au Conservatoire de Paris, où il est entré à l’âge de 18 ans, quittant alors ses Hautes-Pyrénées natales. « J’ai voulu entrer au Conservatoire de Paris pour pouvoir travailler avec Jacques Rouvier. » Il apprendra aussi auprès d’Alain Poirier, Christian Ivaldi et bien d’autres, dans un établissement où il rencontre une émulation positive : « contrairement à ce qu’on peut penser, à mon époque il n'y avait pas de concurrence. J’ai plutôt le souvenir de quelque chose de relativement sain : on s’écoutait les uns les autres, on s’appréciait de manière différente. » Le plus intéressant pour l’ex-étudiant résidait dans le fait « d’écouter les autres, d’essayer de comprendre ce que chacun a voulu faire et ensuite de comprendre pourquoi on est convaincu ou pas. » De ce point de vue, le Bigourdan reste méfiant vis-à-vis des concours internationaux : « s’ils peuvent être importants, ils sont aussi parfois à double tranchant. Ce n’est pas en essayant d’être meilleur que le voisin que vous progressez, c’est en essayant d’être au meilleur de ce que vous pouvez faire. »
Désormais bien loin des compétitions en tous genres, David Fray souhaite construire un festival non pas « concentré sur l’activité de concert » mais « humaniste et altruiste », qui s’adresse aux passionnés mais aussi aux publics empêchés. Revenu depuis plusieurs années vivre dans les Hautes-Pyrénées – « il a fallu que je parte pour comprendre que c’est une région très belle » – il a ainsi créé L’Offrande Musicale. L’enjeu principal de l’événement est de toucher des personnes en situation de handicap ou de dépendance : « on offre 20% des places à des personnes en situation de handicap, grâce notamment à des associations. » Il déplore le manque d’accessibilité des lieux habituels de concert : certain prévoient seulement « trois fauteuils roulants. Trois ! » s’exclame avec tristesse le pianiste.
David Fray a pu tout de même trouver des lieux de concert sans sièges fixes, et des événements ont été retransmis dans des établissements spécialisés lorsque les déplacements n’étaient pas envisageables. Quelques jours après notre entretien, la première édition vient de s’achever avec succès et la suite s’annonce déjà prometteuse, avec l’Orchestre National du Capitole de Toulouse en résidence chaque année. Le pianiste quant à lui reste modeste : « le processus lui-même est parfois plus intéressant que le résultat ». Décidément, David Fray joue juste, et pas seulement derrière son clavier.