Un pied dans le violon, l'autre dans le journalisme musical : tous les mois, Pierre Liscia-Beaurenaut vous invite à plonger dans l'envers du décor, à la découverte du quotidien d'un jeune musicien professionnel écumant salles de répétition, concours de recrutement et rencontres avec les grands musiciens de notre temps.
J'aurais souhaité, amis lecteurs, que cet article commence comme un conte de Noël, mais il n'en est rien : car il s'ouvre sur une matinée pluvieuse de décembre, alors que je suis en route vers Dijon, pour remettre mon bon vieux Gunter à son créateur [cf. épisode précédent]. Je reste perplexe : pourquoi diable le violon si prometteur qui m'avait été confié par cette jeune luthière si talentueuse n'avait pas tenu le choc de la confrontation avec les autres instruments du quatuor ?
À ce sujet, Gunter (pas le violon, le luthier) me donne quelques éléments d'éclaircissement. « Que jouent tes collègues du quatuor ? Des instruments anciens ? » Et moi de répondre, la bouche en cœur, que ma collègue violoniste joue un très beau violon de Lupot... « HEIN ?! Et tu voulais mettre en face un moderne, modèle Guarnerius ?! »
J'apprends alors que tous les instruments ne font pas bon ménage ensemble. « Les instruments français de l'école de Lupot sont particulièrement timbrés, c'est leur marque de fabrique. Ton instrument moderne sonnera certainement très bien dans une grande salle, sans doute aussi bien que le Lupot, ça n'est pas la question ; mais la différence de résonance entre les deux est trop grande pour que les sons se combinent bien. Je te conseille de chercher un instrument dont la typologie de son se rapproche de Lupot... Ça tombe bien : une bonne partie des luthiers français du XIXe siècle ont travaillé dans son atelier. »
Il ne me reste qu'à remercier Gunter de ses bons conseils. Avant de partir, je jette un dernier regard à celui que j'ai tenu sous mon menton pendant quatre ans (le violon, pas le luthier). L'instrument a accompagné mes premiers pas dans les concertos de Sibelius, Chostakovitch, Prokofiev, a reçu les compliments de Pierre Colombet, Antje Weithaas, a suivi mes pas sur la scène de la Philharmonie de Berlin, mes crises de nerfs dans les salles de cours de l'Université de Berlin, mes larmes de joie après une fugue de Bach réussie lors d'un examen important. On ne dit jamais vraiment adieu à un violon : son esprit reste entre nos doigts, dans l'identité du son du violoniste qui a croisé sa route. Gunter m'a appris à apprécier les sonorités amples et chaudes qui tiennent du violoncelle, les sons rayonnants plutôt que les notes électriques. Peut-être a-t-il, à mon insu, développé mon tempérament de second violon ? Je ferme la porte de l'atelier. La pluie me cerne de nouveau.
…
« Alors, m'sieur, quel est votre budget ?... Vraiment ? Vous pouvez pas plus ? Vous savez, dans ces budgets, ça va être un peu compliqué en ce moment... »
Quiconque a déjà fréquenté les ateliers de lutherie parisiens comprend, à ce moment-là, le sentiment de solitude qui m'habite. Paris regorge d'artisans luthiers extrêmement talentueux ; mais une concurrence féroce, particulièrement autour de la rue de Madrid où s'est installé en 1911 le Conservatoire national (actuel CRR), les force à user de stratagèmes commerciaux pour se démarquer. Les connaisseurs savent comment se sont organisés ces ateliers : il y a les poids lourds dont les boutiques ont pour ainsi dire toujours été là, comme Vatelot-Rampal, où l'on est certain de trouver de bons instruments certifiés... à condition d'y mettre le prix. Il y a ensuite les luthiers spécialisés dans les instruments modernes, ceux qui ne font que du dépôt-vente (les « dealers », comme on les appelle), ceux chez qui il vaut mieux aller avec une recommandation, ceux qui vendent des instruments superbes mais sans certificat d'authenticité... Pour le musicien perdu dans ce vaste océan d'érable et d'ébène, une seule solution : les essayer tous !
On fantasme souvent sur la façon dont un musicien trouve l'instrument de ses rêves. Au risque de décevoir les plus rêveurs d'entre vous : non, cela ne se passe pas comme chez Ollivander, le marchand de baguettes magiques de Harry Potter ; la décision se réfléchit mûrement, certains violons peuvent être de vrais coups de foudre sur le moment et sonner extrêmement mal une fois sortis de l'échoppe du luthier, ou encore sembler idéaux mais avoir un vrai défaut de sonorité sur un endroit précis du manche...
Pour ma part, l'avantage était que l'avis du quatuor m'aiderait à trancher. J'ai donc établi une première sélection selon une liste de critères impartiaux : taille ? OK. Facilité, égalité de jeu sur les quatre cordes et dans toutes les positions ? OK. Projection ? OK. Adaptation aux timbres des autres instruments du quatuor ? Etc.
Hélas, il est parfois difficile de rester objectif... Surtout que, souvent, les luthiers n'y mettent pas du leur. Petit florilège :
« Chez ce violon-là, c'est son prix qui est super intéressant !
– Merci monsieur le luthier, mais je voudrais essayer à l'aveugle donc ne me dites rien surtout...
– ... c'est seulement 15 000 !
– MAIS-JE-VOUS-AVAIS-DIT-DE-NE-RIEN-DIRE ! »
« Alors celui-là, si vous êtes second violon de quatuor, il est génial.
(J'essaie, malgré ce baratin, de jouer le début du Concerto de Sibelius sur le fameux instrument.)
– Gabriel l'a essayé la dernière fois, il l'a trouvé top...
(soooool... la rééééééé)
– Vous savez, Gabriel le Magadure, du Quatuor Ébène...
(ré faaaaa, mi fa mi réééééé)
– Vous connaissez le Quatuor Ébène ? »
Et bien entendu, le fameux : « Celui-là est pas mal aussi... Par rapport à votre budget, il faut juste faire un tout petit effort, c'est 30 000 de plus, mais c'est de la qualité ! Regardez-moi cette volute ! Et ces ouïes ! Non mais vous avez vu ces ouïes ! »
J'ai ainsi, au cours du dernier mois, essayé une centaine de violons anciens. Ce qui m'a permis de mettre à mal certaines idées reçues. Je me souviendrai toujours de mon arrivée chez ce vendeur de la rue de Rome, et de son petit sourire alors que je lui disais qu'à mon avis, mon jeu conviendrait mieux à un instrument italien qu'à un français :
« On va faire un petit jeu : je te fais essayer à l'aveugle tout ce que j'ai, et tu en gardes cinq. »
Et, après avoir essayé une vingtaine de violons :
« Tu vois, tu as gardé trois français XIXe, un allemand XXe, et un allemand XVIIIe. Tu as viré tous les italiens ! Souvent, on s'imagine qu'il suffit de caresser la corde pour faire sonner un italien, et qu'il faut au contraire rentrer dans le lard d'un français pour qu'il projette au maximum de ses capacités. C'est archi-faux. »
Prochaine étape cruciale : les violons retenus subissent l'épreuve de la répétition avec le Quatuor. Mes collègues ont, pour juger les instruments que j'ai choisis avec soin, la délicatesse d'un pachyderme : « J'aime pas. » « Berk. » « Ah ! ... Non. » « Horrible. » Alors que je prends un énième instrument pour jouer une énième fois une phrase de Beethoven, je soupire en attendant la sentence. Mais rien ne vient. « Ben quoi ? Vous avez vu un Stradivarius ?
– Mais Pierre, il est génial ce violon ! C'est quoi ?
– Jean Gosselin, français, 1827...
– Tu plaisantes ! s'exclame l'autre violoniste du quatuor. Mon précédent violon était un Gosselin. C'est des super instruments, pas étonnant que ça matche si bien avec le mien ! Il paraît même que Gosselin aurait travaillé un temps chez Lupot ! »
Je regarde le violon, un peu déboussolé. Dans la boutique, je l'avais trouvé bon... mais pas de coup de cœur. « Une relation avec un violon, c'est du long terme, m'explique ma voisine de quatuor. Tu n'es pas du tout habitué à cette typologie de son, car ça te change radicalement de Gunter, mais ça viendra. C'est comme un couple : il y a toujours un moment où l'on se redécouvre, où l'on se rend compte que la passion n'est pas là où on l'attendait... mais qu'elle est bel et bien là. »
Qu'est-ce qu'un bon violon ? Je crois, après ces mois de recherche, que le bon violon est celui qui vous intrigue. Celui dans les cordes duquel vous avez envie, jour après jour, de creuser, pour en tirer toujours de plus insondables trésors sonores. Le violoniste, qui met en branle une machine mystérieuse emmurée entre quatre panneaux de bois, n'a-t-il pas d'ailleurs quelque chose du chercheur d'or ? Il y a, de plus, quelques détails qui ne trompent pas : ce violon est en érable moucheté et date de 1827, exactement comme mon précédent instrument que je vous présentais le mois dernier. Et l'on a retrouvé dans les affaires du luthier de ce dernier, un certain Auguière, les traces d'une collaboration avec un dénommé Gosselin...
Qui aurait pu se douter que, près de 200 ans après leur fabrication dans la même ville, par deux luthiers travaillant main dans la main, deux violons faits du même arbre seraient réunis sous les doigts d'un même violoniste ? Il ne m'en faut pas plus : ce sera mon conte de Noël. Et pour ceux qui ne sont pas encore satisfaits, je rappellerai que, si le dos d'un violon est généralement en érable, la table, elle... est en sapin !