Un pied dans le violon, l'autre dans le journalisme musical : tous les mois, Pierre Liscia-Beaurenaut vous invite à plonger dans l'envers du décor, à la découverte du quotidien d'un jeune musicien professionnel écumant salles de répétition, concours de recrutement et rencontres avec les grands musiciens de notre temps.

Pierre Liscia-Beaurenaut
© Leila Schütz

Un an ! Un an déjà que je relate ici mes péripéties musicales. Après une tumultueuse année d’aventures et de mésaventures, où il m’a fallu affronter l'épidémie de Covid-19, les Victoires de la Musique classique et même un chat saboteur de vidéos de concours, j’aspirais, pour ces mois d’été, à un repos bien mérité. Las ! Ç’aurait été oublier que pour le musicien, « vacances » est un concept brumeux, synonyme d’inactivité et qui le plonge dans l’angoisse de laisser passer d’uniques occasions de se produire...

Pour un jeune ensemble tel que mon Quatuor Métamorphoses, l'enjeu de l'été était de taille. Un calendrier fort chargé (une vingtaine de dates réparties sur juillet et août), des programmes ambitieux et des invités prestigieux en pagaille : auprès du public, affamé par une année de disette musicale, il s'agissait de faire ses preuves... d'autant plus qu'aucun festival ne fonctionne comme un autre, et qu'une telle cadence demande aux musiciens une grande faculté d'adaptation. Ainsi, j’appris à mes dépens que si jouer un quatuor de Beethoven dans une salle de concert est un sacré morceau de bravoure en soi, ce n'est rien en comparaison des défis qui attendent les musiciens à qui l'on apprend, une heure avant de monter sur scène, que le concert se tiendra finalement... en plein air !

Dans cette situation, le musicien classique, tel un survivaliste confronté à un milieu hostile, procède à une analyse du périmètre. La scène est-elle surélevée ou dans l'herbe ? Le kiosque est-il muni d'un toit ? Y a-t-il des murs autour de nous, qui permettraient une meilleure réverbération du son ? Le soleil est haut dans le ciel : le vernis de mon violon va-t-il fondre tel un morceau de camembert oublié sur un coin de table ? Ah, non : des arbres nous protègent. Mais les branches, sous l'effet du vent, ne risquent-elles pas d'éborgner notre altiste, en plus de nous recouvrir de la rosée qui perle encore sur les feuilles ?

La tournée d'été d'un quatuor...
© PLB / Bachtrack

Parfois, pour pallier le manque de projection de nos instruments en plein air, les festivals ont recours à la sonorisation artificielle. Encore faut-il que l'ingénieur du son soit un amateur de musique classique ! Imaginez un peu : un orchestre baroque où le continuo, placé au centre de la scène, est pris pour le soliste par le valeureux ingé son, et résonne trois fois plus que le reste de l'orchestre… « Et encore, témoigne l’une de mes collègues au festival où cette mésaventure se produisit. L'an dernier, nous avions une star du violoncelle au programme. À chacun des pianos, l'ingé son remontait systématiquement le volume, et le baissait sur tous les fortissimos. Le rendu dans la salle était un mezzo forte constant, comme si une artiste de ce calibre jouait sans arrêt avec la même intensité... »

Ce jour-là, pour mon quatuor, les conditions semblent tenables. Mais alors que le concert aurait dû commencer il y a déjà quinze minutes, quelque chose nous retient d'entrer en scène : dans notre hâte d'arriver sur le lieu du concert, nous n'avons hélas pas songé à emporter avec nous un instrument indispensable. Nous nous regardons, anxieux. L'organisateur du festival nous fait un signe plein de compassion : même sans, il va falloir y aller. La mort dans l'âme, nous grimpons sur l'estrade. Les gorges sont nouées, les archets prêts à être dégainés. Quand soudain...

Voilà qu'un valeureux bénévole court vers nous, les bras chargés du précieux sésame. Le concert est sauvé ! Religieusement, l'homme ouvre devant nous la boîte de plastique violet. Et elles sont là : devant nous, des dizaines de pinces à linge, de toutes formes et de toutes les couleurs, luisent sous le soleil de l'été, prêtes à solidement fixer nos partitions aux pupitres. Eh oui ! Le pire ennemi du musicien en plein air, c'est le vent, qui peut à tout moment tourner les pages de nos précieuses partitions, et faire sauter à pieds joints un musicien d'un Adagio recueilli à un féroce Allegro brusco.

Premier Quatuor de Saint-Saëns pour quatre instruments et une douzaine de pinces à linge

Mais pourquoi tant de concerts en plein air ? Cet été, devant la menace quotidienne de la fermeture des lieux culturels et la soudaine mise en place du pass sanitaire, de nombreux organisateurs de festivals ont préféré anticiper : en déplaçant les concerts en plein air, moins de risques d'annulation ! Mais le casse-tête ne s'est pas arrêté là : « Nous avions en moyenne 200 spectateurs par concert il y a deux ans. Avec l’instauration si soudaine du pass sanitaire [quelques jours avant le début du festival], nous sommes passés à 20, témoigne ce jeune organisateur d'un festival qui fêtait cette année sa deuxième édition. Le public des festivals, dans la région, est majoritairement constitué de vacanciers qui profitent d'un après-midi de libre pour se rendre au concert ; mais ils ne sont pas prêts à faire un test Covid spécialement pour l'occasion. Nous avons dû trancher, et limiter les jauges à 50 personnes, sans vérification des pass sanitaires, pour limiter la casse... »

Évidemment, un festival est avant tout un lieu de rencontres entre musiciens. Pour nous, la saison estivale a commencé avec un concert en compagnie d'Alexis Descharmes, violoncelle solo de l'Orchestre National Bordeaux Aquitaine. Il nous fallait nous accorder, en quelques répétitions, sur notre interprétation du Quintette de Schubert. Pas le temps de chipoter : de nombreuses décisions seront prises implicitement. Alexis a une sonorité très large, chaleureuse et rassurante : sans nous concerter, nous allons tous chercher un son plus nourri, plus ample, pour mieux épouser ses propositions musicales.

Je parlais de rencontres : il y a aussi celles que le public ne voit pas, et qui décident souvent de la bonne marche d'un festival... ainsi que de la bonne humeur des artistes. Je pense à toutes les personnes qui, bénévolement, hébergent les musiciens, viennent les chercher à la gare, préparent les repas... et avec lesquels se créent parfois de véritables liens d'amitié. Que dire de Claude, bénévole d'un festival de Picardie, qui m'a fait découvrir le travail de Pierre Duquet, artiste et pédagogue de génie injustement oublié qui, depuis son village, expérimentait une nouvelle forme d’enseignement artistique mêlant chant et peinture, mettant la créativité des jeunes au premier plan ; de ces châtelains du Nord de la France, qui nous ont confié avoir invité les Quatuors Ysaÿe ou Manfred à leurs débuts, et avec lesquels nous avons échangé au sujet des quatuors de Schubert ; ou encore de Nicole, Anne, et la famille Demaison d'Arcachon, avec lesquels j'ai encore des contacts ? Toutes ces personnes sont généralement très au fait de l’actualité musicale de leur région, et ont souvent de croustillantes anecdotes à raconter datant des éditions précédentes (comme cet immense pianiste italien qui refusa de monter sur scène et se fit porter pâle… car il avait fait une petite tache sur sa chemise).

Alors que je m'apprête à commencer cette nouvelle année, je ne peux m'empêcher de sourire : l'an dernier, je venais au Festival de Tignes en tant qu'étudiant. Cette année, j'ai vécu un autre de ces éminents festivals-académies alpins, le Festival des Arcs... mais en tant qu'artiste invité. Qui sait où l'année à venir m'emmènera ?