Un pied dans le violon, l'autre dans le journalisme musical : tous les mois, Pierre Liscia-Beaurenaut vous invite à plonger dans l'envers du décor, à la découverte du quotidien d'un jeune musicien professionnel écumant salles de répétition, concours de recrutement et rencontres avec les grands musiciens de notre temps.
« Pierre, nous rencontrons un problème qui va bien au-delà de mes compétences. J'ai eu beau exploiter toutes les méthodes pédagogiques que je connaissais, je ne trouve pas la solution. Je vais te donner un numéro de téléphone. La personne que tu auras au bout du fil fait des miracles. Appelle-la vite. »
C'est par ce discours bien dramatique que je fus, il y a bien des années, introduit au monde des kinésithérapeutes. Mais attention, il y a kiné et kiné : kiné généraliste et kiné des musiciens. Les premiers sont ceux que tout un chacun va consulter pour des problèmes plus ou moins graves les seconds sont de véritables sorciers, si peu nombreux que tous les musiciens connaissent leur nom, et pratiquent dans leurs repaires des stratégies de rééducation alliant médecine chinoise, massages et parfois même électrochocs. À cette galaxie des thérapeutes pour musiciens, il faut encore ajouter les ostéopathes, naturopathes, masseurs thaï, professeurs de yoga, de taï chi, de qi gong, technique Alexander, Feldenkrais...
Mais revenons à mes aventures : mon professeur de l'époque m'avait envoyé consulter à cause d'un problème de posture que je ne parvenais pas à résoudre. Pour faire simple, un déséquilibre corporel mettait en péril la stabilité de mon bras droit. Nous avions pourtant tout essayé : jouer sur un pied, avec le bras droit coincé contre un mur, avec un crayon posé en équilibre sur le poignet droit...
« Ma méthode n'a à peu près rien à voir avec cela, m'explique la kiné avec laquelle j'avais rendez-vous. Je vais commencer par te regarder jouer, puis je ferai un rapide massage en guise de diagnostic. » Et quel diagnostic ! La kiné pose ses mains sur mon dos... et presque aussitôt s'exclame : « Aïïïe ! Je n'ai jamais vu ça en trente ans de pratique »... Oups ! « Tu vois, dans ton maintien du corps, tes omoplates ne sont pas sollicitées. Ce qui empêche complètement ton grand dentelé de fonctionner correctement, et au fil du temps épuise complètement tes lombaires. » Silence gênant. « Tu... tu ne sais pas ce que sont les lombaires ?... » « Euh... Ah, si ! C'est les machins dans le cou... Non ? »
J'ouvre à nouveau une parenthèse. Dans les cursus des conservatoires, à moins de pratiquer la danse ou d'être chanteur, aucun enseignement n'est dévolu à la découverte par les musiciens de leur corps, et de l'utilité de tel ou tel muscle dans la pratique musicale. Certes, un professeur d'instrument bien informé sait qu'il faut inclure dans sa pédagogie des considérations anatomiques ; mais tous les élèves n'ont pas la chance d'avoir de tels maîtres. Et je ne parle même pas de l'intégration dans l'enseignement de pratiques physiques essentielles, comme le yoga ou la technique Alexander, qui est quasiment inexistante. De nos jours, cela tend à changer : le Pôle Supérieur Paris-Boulogne-Billancourt propose depuis sa création des « pratiques mentales et corporelles » obligatoires, le CNSMD de Lyon propose des ateliers autour du qi kong ou de la kinésithérapie, s'inspirant des Hochschule allemandes dans lesquelles une telle pratique est généralement de rigueur quel que soit le cursus suivi. Mais de tels changements se limitent aux Conservatoires Supérieurs, que les musiciens intègrent au plus tôt à l'adolescence, un âge où il est souvent bien tard pour espérer rattraper un défaut de posture. La lenteur de cette évolution tient sans doute au fait que les douleurs liées à la pratique musicale ont longtemps été un tabou dans le milieu.
En ce qui me concerne, il était encore temps de changer les choses : « Il faudra que tu ailles à la piscine plusieurs fois par semaine, et que tu nages beaucoup de dos crawlé. Il faudra aussi que tu pratiques obligatoirement certains échauffements avant toute pratique, et que tu suives scrupuleusement un calendrier de travail, en t'imposant des périodes de repos selon le schéma suivant : 45 minutes de violon, 5 à 15 minutes de repos. Et je parle de repos actif, avec étirements et exercices de souffle, pour rester concentré, pas de cinq minutes pour aller sur Facebook. » J'opine immédiatement. Je suis déterminé, prêt à tout. « Ah, et il y a une dernière chose que je voudrais que tu fasses... »
Oubliez les pinces à linge. Oubliez le travail avec sourdine d'hôtel, oubliez les chats diaboliques, les envies de tartine jambon-beurre au beau milieu d'un concert, les profs allemands sadiques et autres diableries que j'ai pu narrer en ces pages. Ce que j'ai dû faire pour me débarrasser de mon problème dépasse de loin tout cela en termes de cruauté. Et le démon tient en deux mots : LA CHAISE. Le principe est simple, et sans doute l'avez-vous déjà expérimenté au cours de vos séances fitness : collez votre dos contre le mur et pliez les jambes de façon à créer un angle presque droit au niveau du genou. Et... c'est tout. Regardez le mur d'en face et souffrez, de préférence en silence. Niveau deux : la même chose, mais en jouant du violon. Pétard !
Heureusement, en ce qui me concerne, les changements à opérer n'étaient pas aussi drastiques que pour certains musiciens atteints de tendinites à répétition, avec lesquels les thérapeutes n'y vont pas par quatre chemins. « On m'a laissé le choix : changer complètement de régime alimentaire, de mode de vie, et passer de 6 à 2h de travail par jour, ou bien changer de métier », m'a narré un jour une amie musicienne. Pour de jeunes musiciens aux carrières encore fragiles, ces thérapies ont également un coût qui n'est pas négligeable. « Il faut comprendre que la partie rééducation d'une séance de kiné n'est pas remboursée par la sécurité sociale, raconte la thérapeute qui m'a soignée. Lorsqu'un généraliste prescrit des séances de kiné, il prescrit des massages qui, eux, sont remboursés. Le seul cas où la rééducation spécialisée fait l'objet d'un remboursement, c'est dans le cas des pratiques sportives de haut niveau. » Et à ce coût, il faut également ajouter les billets de train pour ceux des patients qui n'ont pas la chance d'habiter Paris, ville où se concentrent les kinés spécialisés dans les musiciens. Une de mes amies du CNSMD de Lyon a ainsi vécu quelques années compliquées, devant se limiter un temps à 30 minutes de pratique quotidienne, et se rendre trois fois par semaine à Paris pour des séances.
Mais alors, y a-t-il une solution miracle pour maintenir son corps en forme et disponible pour la pratique musicale ? Il y a, à dire vrai, autant de solutions que de musiciens. Beaucoup de chanteurs pratiquent le footing et le cardio, indispensables à l'augmentation de leurs capacités respiratoires – Lisette Oropesa, avec son compte Instagram digne d'une influenceuse fitness, en a fait l'une de ses marques de fabrique. De nombreux violonistes, moi compris, ont trouvé dans le yoga ou le taï chi chuan, et leur approche innovante de la symétrie corporelle, un mantra indispensable à leur pratique : « À l'Orchestre National de Lyon, nous avons des séances de kiné et de yoga prévues pour chacun de nous. Mes encadrants sont devenus les personnes les plus importantes pour ma formation de violoniste depuis mes professeurs du Conservatoire », raconte cette violoniste de l'ONL. D'autres ne font rien et se portent comme un charme. Pour ma part, je crois avoir atteint à ce jour un certain équilibre, entre piscine, taï chi chuan, footing et pilates, bien que mon entrée au Quatuor Métamorphoses ait introduit dans ma pratique un sérieux changement de paradigme (on ne joue pas avec la même posture debout et assis !). Mais gare à moi, si je devais un jour oublier mes échauffements ! Car un musicien qui ne s'entretient pas voit bien vite ses capacités décliner. Et quand on se retrouve ainsi dos au mur, il ne reste qu'une seule issue... La chaise !