Artiste associée à l'Orchestre Symphonique de Mulhouse durant la saison 2021-22, Alexandra Soumm a, entre autres rencontres, master classes et concerts, interprété sur les scènes sud-alsaciennes Bartók, Bach, Max Richter et assuré la création de l'émouvante Musique des âmes de Fabien Cali, où l'âme d'un violon prolonge le génie de son créateur arraché à son art et à la vie par la barbarie nazie. C'est au cours de l'une de ses résidences, à Mulhouse, que nous avons rencontré et pu dialoguer avec cette violoniste souriante et insatiable, afin de mieux cerner sa personnalité et sa carrière.
Jean Landras : D'où vient votre vocation de musicienne ?
Alexandra Soumm : La voie que j'ai choisie vers ce métier m'était pleinement ouverte. Je viens d'une famille de musiciens. Mon père est un merveilleux violoniste, né en Ukraine. Il a fait partie de l’ensemble Les Solistes de Moscou de Youri Bashmet avant d'émigrer depuis Moscou vers la France alors que j'avais deux ans. Il est aujourd'hui membre de l'Orchestre de Montpellier de même que ma mère qui est pianiste, moscovite de naissance. Mon grand-père paternel était violoniste également : un maître dans l’enseignement du violon, notamment dans l'art de placer les mains pour les petits. C'est la chose la plus difficile mais je n'ai jamais eu de problème, grâce à cet enseignement transmis par mon père. J'ai commencé à cinq ans. Mon père travaillait avec moi jour et nuit ! À six ans, il me faisait travailler une heure par jour, à sept ans deux heures : une heure de plus à partir de chacun de mes anniversaires ! J'ai avancé très vite ; en deux ans, j’avais travaillé près de deux cents études. Le but était de créer la plus grande liberté technique possible pour se concentrer pleinement sur les idées et les émotions.
Avez-vous été parfois tentée par d'autres métiers, d'autres activités ?
Depuis mon enfance, j’aime chanter, danser, être sur scène... Je crois que si je n'avais pas été violoniste, je me serais tournée vers le théâtre, ou peut-être la comédie musicale. J'ai aussi eu l’envie de devenir musicothérapeute, notamment auprès d’enfants malades. Il était important pour moi de guérir les autres par la musique. C’est une préoccupation encore actuelle avec mon association Esperanz’Arts.
Quelles ont été vos rencontres les plus marquantes durant vos études supérieures ?
Mon père a cherché en Europe le meilleur professeur pour moi. À neuf ans, j'ai obtenu une audition chez Boris Kuschnir. Après m'avoir entendue, il ne m'a pas reçu tout de suite dans sa classe, j'étais trop jeune, mais il m'a donné des leçons privées. Au bout d'un an, il m'a acceptée dans ses classes de Graz puis de Vienne. J'étais logée chez lui et je le suivais dans ses déplacements, dans ses tournées avec le Quatuor Kopelman. Le travail était extrêmement intense, méticuleux. En une heure, nous travaillions peut-être une seule ligne d'une partition ! Il analysait les choses comme au microscope : il voulait tout entendre, le début, le milieu, la fin de chaque note. Il disait qu'une note a une tête, un corps, des pieds, que rien ne pouvait être laissé au hasard. Le Concerto de Beethoven, par exemple, nous a pris trois ans. On procède par couches successives : on étudie l’œuvre, on arrête, on laisse passer du temps, on se filme, on se réécoute en changeant tout ce qui ne va pas, puis on laisse de nouveau passer du temps et ainsi de suite. Tout ce qui a été mis au point s'intègre progressivement à l'ensemble. J’ai suivi cet enseignement pendant plus de quinze ans.
D'autres maîtres ont-ils marqué votre parcours à ce point-là ?
Seiji Ozawa m’a énormément marquée. Jusqu'à vingt-sept ans, j'ai participé à son Académie chaque été avec les professeurs japonais et américains Nobuko Imai, Robert Mann, Pamela Frank et Sadao Harada. Il a été important pour moi de faire face à d'autres traditions. J'avais baigné jusque-là dans la tradition soviétique : mon père avait étudié avec Alfred Schnittke ses quatuors, Boris Kuschnir avait beaucoup collaboré avec Chostakovitch... Sacré héritage ! Mais là, je me suis ouverte à d'autre façons d'aborder les œuvres, le jeu, l'interprétation. Le soir, Seiji dirigeait l'ensemble à cordes des stagiaires. Il disait sans cesse : « Écoutez ! Écoutez ! ». C'est une des plus belles expériences de ma vie, fondamentale dans ma formation.
Comment votre répertoire a-t-il évolué au cours de votre carrière ?
Pendant longtemps, j’ai joué majoritairement le grand répertoire romantique, mais depuis quelques années, je cherche à l’élargir, vers le baroque, vers les œuvres du XXe siècle (Stravinsky, Bartók...) ainsi que vers la musique contemporaine et les musiques du monde. Le plus important est la stylistique. Il faut pouvoir entendre immédiatement où nous situe la composition, dans quel temps, dans quel espace géographique. Il me semble triste de se limiter à jouer deux cents ans d'une musique qui en a mille. Actuellement, un de mes héros est Jordi Savall, qui a tant apporté avec ses recherches sur les musiques du Moyen-Âge, de la Renaissance, les musiques du monde... Je renvoie toujours mes élèves à cela, à cette curiosité. Dans l’un des mouvements de la Battalia de Heinrich Biber écrite en 1673, chaque instrument entre dans une tonalité différente. Nous ne sommes pas si loin de Schönberg ! La curiosité est une qualité essentielle pour l'artiste.
Est-ce pour cette raison que vous vous tournez également vers d'autres formes d'art ?
Les collaborations, le partage d'inspirations communes entre compositeurs, poètes, peintres sont depuis toujours fascinants. Pour ma part, j'ai beaucoup travaillé avec la compagnie de théâtre Winterreise. Son fondateur, le metteur en scène et dramaturge Olivier Dhénin, est un artiste merveilleux, qui a le don magique d'allier le mot parfait avec la bonne musique. C'est grâce à lui que j'ai appris ce qu'est la beauté portée à ce niveau. Il m'arrive parfois de tenir moi-même un rôle sur scène, en plus de jouer du violon. Cela me plaît d'autant plus que je récite de la poésie depuis dix ans. On est face aux mêmes questions devant devant un texte et devant une partition : ce qui se dit, mais aussi et surtout les silences, les mille façons de l’interpréter. Au théâtre, la musique peut être un décor, un décor qui a une importance capitale en créant une atmosphère. D’autres fois, c'est la musique qui joue le premier rôle. Les mots et la musique dansent ensemble.
Je suis assez intéressée par l'idée de l'art total sans que ce soit une destination obligatoire. On peut imaginer avec Kandinsky ou Scriabine une expérience immersive de tous les sens. Je pense aussi à Mass, œuvre remarquable de Leonard Bernstein alliant musique électronique et texte tout en utilisant de la musique populaire, de la musique sacrée en latin, du gospel. C'est fascinant. Bien sûr, une sonate de Bach se suffit à elle-même, et il ne faut pas non plus qu'un trop plein d'ajouts, comme c'est parfois le cas dans certains essais de transversalité, ne vienne en réalité combler un manque de réflexion plus profonde. Dans un autre domaine, la danse et sa part d'abstraction, comme la musique, offre des choses très intéressantes en ce moment comme les collaborations de Jean-Guihen Queyras ou Nicolas Altstaedt avec des danseurs.
Vous enseignez à la MDW de Vienne (Universität für Musik und darstellende Kunst Wien). Comment concevez-vous cette fonction ?
J’ai commencé à travailler à la MDW en septembre 2021. Certains élèves ne font que commencer leurs études, d’autres sont déjà en master. Je leur donne à chacun une heure et demi de cours par semaine et, bien sûr, j’adapte mon enseignement à leur personnalité, leurs envies et leurs objectifs professionnels. Certains vont se spécialiser dans la musique baroque ou contemporaine, d’autres veulent faire de la musique de chambre... Mais il y a une base commune pour tous : mes principaux angles de travail sont le respect du texte musical, une grande curiosité dans le répertoire, la culture générale et le travail sur le mental. J’accorde aussi une grande place au respect des pianistes dans ma classe : il est inconcevable pour moi de venir en cours sans parfaitement connaître la partie de piano ou le conducteur d’orchestre. Je suis une professeure très exigeante, mais je leur dis toujours qu’ils doivent être encore bien plus exigeants avec eux-mêmes...
Comment conciliez-vous cette activité avec votre vie de concertiste ?
L’équilibre entre pédagogie et vie de concertiste est vital : ce sont comme deux vases communiquant en permanence. Ivry Gitlis le disait toujours : on apprend plus de ses élèves qu'eux de nous. Je ne jouerai pas comme je joue sans la pédagogie, et je ne serais pas la pédagogue que je suis sans mon expérience de concertiste. Lorsque j’enseigne, je n'ai plus aucune notion du temps : il n’y a que la recherche qui reste, une recherche sans fin ; c’est la beauté de notre métier, il n’y a jamais d’arrivée.
Votre activité artistique se double d'une action sociale qui vous tient à cœur. Pouvez-vous, pour conclure cet entretien, nous confier le sens de cet engagement ?
J'ai quitté Vienne pour Paris en 2011. C'était à un moment où je souhaitais élargir mon point de vue de musicienne en m'interrogeant sur la place de l'artiste dans la société. J'y pensais depuis longtemps et cette question avait d’ailleurs été l'objet de mon mémoire de licence (L'engagement social des artistes de 1825 à nos jours). La non-diversité du public des grandes salles « classiques », surtout, m’interpellait. En 2012, avec la pianiste Paloma Kouider et l'altiste Maria Mosconi, nous avons fondé Esperanz’Arts, une association à but non lucratif. Nous organisons des concerts-rencontres dans les centres d’accueil pour les sans-abris, dans les prisons, les hôpitaux et les établissements scolaires spécialisés dans le handicap. Tous ces publics ont pour point commun d'être isolés de la société et de l’art, alors que le droit à la musique, à l’excellence, à l’émotion, est un droit fondamental. Nous sommes aujourd’hui plus de cent artistes bénévoles dans l’association et travaillons régulièrement avec une douzaine de structures en Île-de-France. Les moments de partage avec ces publics sont bouleversants, et font partie intégrante de mon activité d’artiste. Ils me remettent toujours dans une sorte d’axe, comme un retour à l’essence de la musique : interroger l’esprit et faire du bien à l’âme.