Un pied dans le violon, l'autre dans le journalisme musical : tous les mois, Pierre Liscia-Beaurenaut vous invite à plonger dans l'envers du décor, à la découverte du quotidien d'un jeune musicien professionnel écumant salles de répétition, concours de recrutement et rencontres avec les grands musiciens de notre temps.

Pierre Liscia-Beaurenaut
© Leila Schütz

Nous y voilà. Le moment tant attendu où, armé de mon violon flambant neuf (enfin... façon de parler), je m'apprête à conquérir le monde. Quelle salle va accueillir mon premier concert avec ma nouvelle merveille ? La Philharmonie de Paris ? Le Concertgebouw d'Amsterdam ? Berlin, peut-être ? Le téléphone sonne : c'est un des employeurs réguliers du Quatuor Métamorphoses. « Allô, les Métamorphoses ? On a besoin de vous pour des concerts scolaires dans un collège des Yvelines ! »

Il fut un temps où pareille opportunité aurait fait soupirer plus d'un musicien. Fort heureusement, l'époque où les violonistes rechignaient à sortir des salles de concert est révolue : la transmission s'opère désormais partout, dans les maisons de retraite, les écoles, les hôpitaux, les prisons… Dans ces situations, un commando de musiciens, généralement détachés d'un orchestre (l'Orchestre national d’Île-de-France, le Philharmonique de Radio France, l’Orchestre de chambre de Paris, par exemple, se produisent souvent dans de telles conditions) prépare un programme court, généralement conçu pour l'occasion et souvent agrémenté d'une présentation orale des œuvres et des instruments, adaptée selon le public visé. Toutes ces pratiques se retrouvent, dans le jargon des professionnels du monde musical, sous le sacro-saint nom de « médiation culturelle ».

Et déjà, ce terme demande à être précisé : peut-on véritablement parler de « médiation » au singulier, tant les façons de procéder peuvent changer d'un public – et d'un interprète – à l'autre ? Essayons, ainsi, de dresser un panorama des différentes approches possibles. Il y a la manière théâtrale : les musiciens construisent une saynète autour de l’œuvre présentée, incluant les protagonistes de l’œuvre (je me souviens d'une belle mise en scène autour des lieder de Schumann, dont les personnages n'étaient autre que Robert et Clara – et toujours Johannes Brahms tentant de s'immiscer dans l'histoire) ou non (je me suis moi-même retrouvé à jouer Grincheux dans une présentation du Septuor de Beethoven où les instruments étaient figurés par les sept nains). Public recommandé : parfait pour les enfants et les seniors, très réceptifs aux vibrantes histoires d'amour et aux contes de fées.

Un concert jeune public avec médiation
© Philippe Rappeneau

Il y a la manière didactico-musicologique, pas nécessairement la plus ennuyeuse, le petit exposé autour de l’œuvre étant généralement illustré par l'interprétation d'extraits de celle-ci. Cette formule est particulièrement adaptée dans les concerts de midis, pour les jeunes cadres dynamiques cherchant à se construire une culture classique entre deux team buildings. Enfin, il y a notre méthode, spécialement conçue pour se confronter au public des collèges les plus récalcitrants : celle du grand bazar organisé. Celle-ci procède en deux étapes. D'abord : évaluation du terrain. Nos cibles sont-elles bruyantes ? Bavardes ? Observent-elles nos instruments avec des yeux qui brillent ou préfèrent-elles regarder leurs pieds ? Étape n° 2 : action-réaction. D'une classe à l'autre, tout change : certains enfants observent un silence religieux dès que l'on pose l'archet sur les cordes, et perdent toute concentration dès que l'on ouvre la bouche. D'autres ont un milliard de questions à poser, variables en fonction du type d'établissement (les élèves en classes à horaires aménagés musique sont généralement mieux informés que les autres), de l'âge des enfants et parfois, il faut bien le dire, en fonction du prix du m2 du quartier environnant. D'autres enfin préfèrent toucher nos instruments, avoir des détails sur leur conception... Il est parfois difficile de garder leur attention, tant nous pouvons nous-même être victimes de nos propres mots. J'avais un jour, pour capter l'attention des collégiens, expliqué que mon violon avait près de 200 ans. Que n'avais-je pas dit ! Ni une ni deux, les enfants cessèrent complètement de s'intéresser aux œuvres pour se concentrer sur l'âge canonique de mon instrument. « Est-ce que ton grand-père il a 200 ans ? » « Est-ce que les Cro-Magnon ils avaient 200 ans ? » « Est-ce que Jacques Chirac il était plus vieux que ton violon ? », etc.

D'un point de vue sociologique, il est extrêmement intéressant de faire de la médiation. D'un bout à l'autre de la France ou même d'un coin des Yvelines à l'autre, tout change. On peut se produire le matin pour une classe dont la moitié des enfants est inscrite au CRR de Versailles et, l'après-midi, être le premier contact d'une classe de Seine-Saint-Denis avec la musique classique. Lorsqu'on demande aux enfants de bâtir une petite histoire sur une musique qu'on leur joue, les réponses étonnent, fascinent parfois : le galop tambour battant du Erlkönig de Schubert devient tantôt la course effrénée d'un enfant à travers un champ, tantôt (véridique) le pas de « Papa qui court après le métro pour ne pas être en retard au travail ».

Autre aspect déroutant pour nous autres : le fossé entre notre savoir de musicien et la culture des élèves. Il est parfois difficile de concevoir, étant issu du système ultra élitiste des Conservatoires Supérieurs, qu'un lycéen n'ait jamais entendu parler de Mozart. C'est pourtant souvent le cas, dans tous les milieux sociaux. Heureusement, comme pour les pratiques sportives (cf. K comme Kiné), la médiation commence à être enseignée dans les établissements : au CNSMD de Lyon, il est désormais obligatoire de pratiquer des ateliers de médiation en plus des cours de musique de chambre. Dans ce domaine, l'Orchestre Français des Jeunes peut se targuer d'avoir pris de l'avance : depuis de nombreuses années, il propose à ses stagiaires de participer à un projet de médiation encadré par des musicologues, des comédiens, des musiciens et des scénaristes.

Notre chroniqueur-violoniste découvrant la médiation à l'OFJ dans ses jeunes années

Bien évidemment, la logique sociale altruiste se double souvent d'une logique économique : « Pour obtenir des subventions, les concerts-médiations, c'est le nerf de la guerre, m'explique ce directeur de festival francilien. En organisant des scolaires dans les collèges, on peut avoir des subventions du département. Dans les lycées, on a le soutien de la région. Ajoutez les écoles primaires et vous vous ralliez la commune... » Des conventions sont donc souvent passées entre les institutions musicales et les collectivités territoriales, les premières s'assurant ainsi une implantation solide et durable, de même qu’un gain de visibilité (les enfants charmés par la découverte des instruments pouvant inciter leurs parents à les amener ensuite au concert), les secondes pouvant ainsi proposer une politique culturelle forte et engagée. Et c'est l'occasion pour le musicien concerné de se rendre compte d'une évidence : la musique classique – et le quatuor à cordes en particulier – a pour origine des instruments populaires, faciles à transporter, ne nécessitant aucun micro, aucun ampli, s'adaptant à tous les lieux et tous les terrains. Au nom de quoi devrait-elle se retrancher dans le seul confort de salles de concert bâties spécialement pour elle ?