Ambiance électrique ce soir à la Philharmonie de Paris. Comme à un concert de rock, certains spectateurs, trépignant d'impatience, applaudissent ou sifflent pour faire venir les artistes qui se font attendre. Mais bientôt, Lisa Batiashvili, Paavo Järvi et les musiciens de l'Orchestre du Concertgebouw d'Amsterdam entrent en scène. Le début d'un concert d'anthologie.
Dans le Concerto de Beethoven, Lisa Batiashvili est bouleversante. Avec l'art de ne faire rien et tout à la fois : elle préserve la pureté d'une guirlande de notes descendantes en recourant à des extensions de la main fort complexes, insiste sur l'acmé d'une phrase, puis enchaîne sans temps mort sur la phrase suivante par une utilisation savante de l'archet, pour ne pas faire vaciller l'intégrité de la pulsation à quatre temps, composante si importante de l'œuvre. Sa main droite est d'airain, assume à elle seule toute la fermeté du bras droit, le reste des articulations (coude, poignet) pouvant virevolter à loisir, avec grâce et légèreté, au gré des notes. La sonorité de la violoniste ? Éclatante, brillante, tellurique, sans aucun doute ; mais surtout, il y a cet extraordinaire détachement vis-à-vis du son, qui fait qu'aussi engagé soit-il, toute l'émotion de la musicienne est canalisée dans la direction de la phrase beethovénienne, qui ne devient à aucun moment l'enjeu des épanchements de la personnalité de Lisa Batiashvili.
Il faut dire un mot des cadences, rares, d'Alfred Schnittke, que la violoniste géorgienne a choisi d'interpréter, en lieu et place de celles plus traditionnelles de Fritz Kreisler. Non dénuées d'humour, elles établissent, à partir de la fameuse première mesure de timbales imprimant la canonique battue à quatre temps, une petite histoire du concerto pour violon, évoquant Brahms, Bartók, Chostakovitch ou encore Berg. Ami et fidèle interprète du compositeur, Gidon Kremer s'en était fait l'interprète principal, imprimant à ces partitions l'originalité d'un jeu tout en inventions. Lisa Batiashvili y substitue l'incandescence et l'autorité de son jeu, donnant à ces passages une véritable cohérence en tant que pièces de concert, riches mélodiquement et fouillées harmoniquement.
Mais cette performance superlative n'est qu'un prélude à l'extraordinaire démonstration de discipline orchestrale donnée par l'Orchestre du Concertgebouw, véritable star de la soirée qui parvient même à voler la vedette à Lisa Batiashvili dans la seconde partie, dédiée à la Cinquième Symphonie de Prokofiev. Entendre la phalange amstellodamoise constitue un événement mémorable qui ne peut qu'emporter l'adhésion, et ce pour des raisons fort différentes d'autres orchestres de légende qu'on a pu décrire en ces pages, comme le Gewandhausorchester Leipzig ou encore les Wiener Philharmoniker. Il n'y a, dans le son de l'orchestre, rien de rutilant, rien de cette marée sonore qui emporterait le public ; au contraire, en lieu et place d'un torrent, c'est une onde pure, le calme et lumineux reflet du soleil sur une mer miroitante.
Du côté des cordes, le son se construit, à la manière d'un quatuor à cordes, par le bas : dans la sonorité extrêmement typée et timbrée d'un pupitre de basses survoltées, les différentes cordes (altos, violons) déposent, couche sur couche, la délicatesse d'archets lents, concis et clairs, n'allongeant que lorsque la tessiture l'exige (suraigus du mouvement lent). Cette concision permet à l'orchestre d'atteindre, dans les attaques, une précision délirante, notamment dans les passages plus scherzando. Ces derniers en ressortent plus piquants, plus amusés, plus que si l'on avait tenté de donner de l'élan aux gestes. Et l'orchestre de sembler vouloir nous dire : donnez au texte ce qu'il vous demande, simplement ce qu'il vous demande, et il vous le rendra au centuple.
Le pupitre des bois du Concertgebouw est l'un des plus beaux du monde. Une seule anecdote : à la fin du troisième mouvement, au moment d'une tenue particulièrement complexe révélant le trio d'anches mis à nu, Lisa Batiashvili, revenue écouter la Symphonie à quelques rangs de là, jettera un regard interrogateur à son voisin et mari François Leleux, formidable hautboïste. Et celui-ci de répondre par un hochement de tête plein de respect, d'un air qui veut tout dire.
À la baguette, l'ancien directeur musical de l'Orchestre de Paris Paavo Järvi nous avait manqué. On retrouve l'élégance, la retenue qui avaient fait le sel de ses années parisiennes. En bis, voilà une Valse triste de Sibelius où, d'un geste sec de la baguette tenue du bout des doigts, il fige le son de l'orchestre en un pianissimo qui tient le public suspendu au bout de sa battue. On aura alors rarement entendu la Philharmonie aussi silencieuse et respectueuse de ses artistes ; ce qui est peut-être l'élément le plus révélateur d'une soirée d'exception.