De retour au Palais Garnier, Les Noces de Figaro selon Netia Jones est un spectacle à plusieurs niveaux de lecture : n'est-ce-pas l'idéal pour l'œuvre de Mozart, dont la musique d'une complexité renversante hante tant les travaux des musicologues les plus chevronnés que les publicités Barilla ?
La mise en scène, déjà. Avec un signe qui ne trompe pas : on passe son temps à pouffer de rire. Netia Jones a le sens de l'humour tantôt subtil, tantôt potache, et souvent les deux à la fois, que ce soit dans la direction d'acteurs (il faudrait tous les citer, mais l'inénarrable Luca Pisaroni en Figaro, avec ses poses et ses grimaces irrésistibles, est décidément un facétieux faquin) ou dans les comiques de situation (du truculent air du Comte, au troisième acte, à « La Vendetta » de Bartolo, où la déclamation du personnage au centre, face public, avec une Marcelline médusée à ses côtés, pasticherait une mise en scène d'un autre temps).
Car la metteuse en scène, en démultipliant les espaces de jeu, multiplie également les histoires qu'elle raconte. L'intrigue prend en effet place dans les coulisses du Palais Garnier lui-même : une trouvaille géniale, qui permet au public de jeter un regard sur la face cachée de la Grande Boutique. Le rideau se déchire et la superbe de l'Opéra de Paris est sérieusement mise à mal. Ici, un directeur de casting reluque une (très) jeune danseuse ; là, une chanteuse se réfugie en pleurs dans les bras de Marcelline, certainement victime, physique ou psychique, de la grande machine parisienne et de ses rouages étouffants. Toutes ces vignettes sont cohérentes dans une œuvre qui ne cesse de parler de pression sociale et de violences sexistes... et elles dressent un parallèle brillant d'intelligence entre ces questions et la situation des artistes aux différents âges de leur vie : lorsque la Comtesse se désole de l'abandon du Comte, au milieu des miroirs des loges, on entend la détresse des chanteuses (mais aussi celle des actrices, des comédiennes) qui mesurent comme il est cruel de vieillir, dans une société où il vaut mieux avoir l'âge de Suzanne que celui de Marcelline.
La réussite du spectacle tient également à la performance d'un plateau rare : beaucoup d'artistes-stars (à cela, l'Opéra de Paris nous a habitué), mais surtout, des stars parfaites dans les rôles choisis pour elles (ce qui est déjà plus rare). Celle qui crève l'écran scénique, pour ainsi dire, c'est d'abord Jeanine de Bique. Le timbre est ardent, mais agile et volubile. Elle prend possession des espaces de jeu qui s'offrent à elle avec un naturel étourdissant. On a déjà évoqué son Figaro (Luca Pisaroni) qui ajoute à ses qualités scéniques un phrasé impeccable, au goût toujours sûr, même dans le fameux chromatisme grimaçant dans lequel il prétend s'être cassé le pied (acte II). Il y a quelque chose d'un peu rigide dans le vibrato de la Comtesse (Miah Persson). Mais là encore, la légende suédoise nous émeut aux larmes, avec une dignité des plus louables et la profondeur de timbre des plus grandes. Et que dire de Gerald Finley ! Pour incarner le Comte, le baryton canadien abandonne son charme impeccable pour camper un personnage terrifiant et redoutable. Mais rassurons-nous : dans la voix, le charme est toujours là, et son deuxième air est une leçon de style et de conduite dramatique. Quant au couple Bartolo/Marcelline (James Creswell/Sophie Koch), il est très original : James Creswell, très drôle, renoue avec la tradition comique du personnage de Beaumarchais directement hérité de Molière, tandis que Sophie Koch campe une Marcelline émouvante – Netia Jones prend le temps de développer ce personnage atypique de femme d'âge mûr , tantôt jalouse, tantôt attendrie par les autres personnages féminins de l'opéra.
Dans la fosse, l'Orchestre de l'Opéra déploie le son des grands soirs : discipline remarquable, beaucoup de finesse dans les contrechants et les interventions solistes (les bois dans le deuxième air de la Comtesse, chatoyants et colorés). Louis Langrée est un chef idéal, fort à l'écoute des chanteurs ; et si ce n'est pas toujours parfait, avec quelques micro-décalages un peu gênants, on se ravit de ce geste sûr et impliqué. De grandes Noces !