L’impressionnant effectif convoqué par les Münchner Philharmoniker pour cette Sixième Symphonie dite « Tragique » de Gustav Mahler est vite rejoint par Lorenzo Viotti qui, micro à la main, se risque à une petite exégèse du programme du soir : le premier mouvement évoquerait ainsi Faust, le deuxième Méphistophélès, tandis que le troisième serait « l’un des mouvements les plus tristes écrits par Mahler ». On salue l’excellente idée de la présentation des œuvres dans un cadre aussi rigide que celui de la Philharmonie, même si on peut se demander si l'œuvre, de par sa construction formelle de facture plutôt classique, se réclame tant que cela d'une vision programmatique aussi savamment organisée en épisodes.
Mais place à la musique ! Et, quelques jours à peine après le passage de l'Orchestre du Concertgebouw à Paris, le contraste est frappant : dans cette marche à l’allure conquérante, on sent que les Münchner savent où ils vont. Là où la phalange amstellodamoise se déployait tout en clarté et en explorant la luminosité du spectre sonore, les musiciens allemands emplissent en un clin d’œil l’immensité de l’espace de la Philharmonie. Comme avec le Gewandhausorchester, on retrouve la déclamation, la profondeur de corde, la rugosité parfois aussi d’un grand orchestre de tradition allemande. Avec une petite nuance : dans l’orchestre de Leipzig, chacun des musiciens œuvrait à faire émerger un magma sonore globalisé ; ce soir, on est au contraire saisi par la discipline de pupitre, et l’épaisseur du son de chacun d’entre eux. La preuve est faite dans le finale, dans ce que Viotti a nommé la « bataille des violons ». Alors que le pupitre de seconds violons reprend un fragment de phrase, on les entend aussi férocement, aussi clairement (« deutlich », dirait-on outre-Rhin) que leurs collègues premiers violons... Et pourtant leurs instruments, nous tournant le dos, projettent vers l’arrière-scène !
Un mot sur les excellents solistes de pupitres : outre l’extraordinaire pâte sonore du violon solo (avec un vibrato du poignet d’une richesse démente), on laisse échapper une larme pendant l’élégie du cor anglais, langoureuse et au vibrato nourri. Hautbois et clarinette lui répondent : c’est alors plus froid, plus gris... mais pas plus terne. Glaçant, et sublime.
Le véritable spectacle vient aussi du podium : Lorenzo Viotti est tout feu tout flamme. Le voilà qui bondit d’un pupitre à l’autre, plonge la baguette vers le bas pour accompagner un râle de violoncelle dans le scherzo. Sa battue ne dérive guère d’un quatre-temps relativement clair, un peu bavard parfois, mais qui par moments surprend par une mollesse qu’on n'attendait guère d’un chef aussi énergique. Il faut dire que les Münchner Philharmoniker sont l’équivalent orchestral d’une voiture automatique avec direction assistée, détecteur d’angles morts et radars anti-collision. Mais le code de la route est formel : dans de tels bolides, mieux vaut redoubler de prudence. En se laissant ainsi porter par la phalange d’exception (c’est le cas, souvent, dans le premier mouvement, mais aussi dans le finale), Lorenzo Viotti laisse étonnamment les brides de l’orchestre lui échapper. Bref, cela manque parfois de tenue rythmique, et de caractérisation des pupitres. L’équilibre entre ces derniers, en revanche, est parfait. Et dès qu’il s’agit d’alanguir, Viotti est excellent : le voilà qui étire les carrures du mouvement lent de façon presque décadente ; le mauvais goût n’est pas loin, mais on y échappe toujours avec maestria. C’est également vrai en termes de dramaturgie : on sent la construction globale de l’œuvre très pensée (les fameux coups de marteau du finale surgissent dans un contexte de nuances totalement maîtrisé, et sont donc d’autant plus saisissants). On a néanmoins hâte d’entendre le même programme dans quelques années, tant on sent que Lorenzo Viotti peut pousser encore plus loin les immenses crescendos dramatiques de cette Sixième.