Au départ, il n’y avait pas de programme. Krystian Zimerman est de ceux qui peuvent se le permettre — un cercle assez restreint, somme toute, de légendes vivantes. La salle Pleyel affichait complet, ou presque, quand les trois dernières sonates de Beethoven furent annoncées il y a quelques semaines. Le Tout-Paris avait déjà réservé sa place, et le choix des trois monuments beethovéniens dut parfaitement convenir au mélomane averti et grand-bourgeois, qui délaisse volontiers les exercices de bravoure concertants et les tubes symphoniques pléthoriques pour des moments plus solennels, plus rares, de rencontre avec l’instrument, avec la musique, avec le génie.

Car le récital de piano est un rite : celui d’une salle plongée dans l’obscurité, celui d’un piano, roi des instruments, trônant au milieu de la scène et concentrant les projecteurs, celui d’un silence total (aucun orchestre n’est là pour couvrir les toux et crachats), celui d’un son unique qui vient envahir l’espace acoustique, celui d’une symbiose trinitaire entre pianiste, piano et public.

Et Krystian Zimerman entretient le rite. Pianiste secret et rare, il emporte son piano partout avec lui, le prépare lui-même pour chaque concert voire chaque morceau, vit la représentation publique comme le seul véritable moment artistique de sa relation à l’instrument. Après les traditionnelles annonces préenregistrées, on vint nous expliquer sur scène (et sans micro) que M. Zimerman demandait expressément qu’aucune photo ni aucun enregistrement ne soit pris : ce serait trahir la générosité de l’acte artistique. La salle Pleyel n’a pas vraiment l’habitude de ces rappels à l’ordre, mais le murmure d’étonnement qui s’ensuivit fut teinté de respect, de crainte, d’enthousiasme : une fascination, en quelque sorte, pour ce moment si précieux, qui se faisait attendre — il fallait qu’il n’y ait plus aucun bruit dans la salle, ou c’est du moins ce que l’on comprit, et quelques « Chut ! » bruyants mais nécessaires ajoutèrent à la fièvre électrique qui tenait le public impatient.

S’attaquer dans un même concert aux trois dernières sonates est un investissement extraordinaire — un engagement total, qui ne peut répondre qu’à « une question de vie ou de mort », comme le soulignait Bertrand Boissard dans le programme. Dans ces œuvres intimes, prenantes, empreintes d’une certaine spiritualité, peu respectueuses des conventions, Beethoven semble libérer son âme et atteindre des horizons supérieurs, ouvrant amplement la voie à Schubert et à Liszt. Ecrites entre 1820 et 1822, ce sont des sonates narratives, qui promènent la pensée au fil des thèmes et des atmosphères, notamment dans les finales en forme de variations des sonates n° 30 et 32, ou dans l’étonnante alternance d’un arioso et d’une fugue dans celui de la sonate n° 31. Ces cheminements de l’esprit et du son furent mis en lumière avec une précision et une délicatesse inouïes par le jeu de Zimerman : on y entendit la simplicité de Chopin, son compatriote et compositeur de prédilection, et sa déclamation naturelle des lignes mélodiques, des contrechants et des contrepoints. Nulle surenchère romantique mais un travail du son, une parfaite égalité entre les timbres où l’oreille de chacun alla puiser l’essence même de la musique : sa propre idée, sa propre conception esthétique. Zimerman réussit, dans une poésie puissante mais intérieure, la synthèse parfaite du Beethoven classique et sobre et du Beethoven héroïque et romantique ; et dans cette vision chopinienne, originale et juste, des trois chefs-d’œuvre, la pédale occupait une place de choix. Dans une utilisation brillante, plus magiquement alchimique que technique, et qui donnait à chaque son une durée et une projection parfaites : véritable troisième main, la pédale participa pleinement de la richesse sonore de son jeu, prolongeant ainsi les phrases sans les superposer, juxtaposant les lignes sans jamais les croiser.

Cheminement, procession : dans le processus spirituel, l’absolu fut atteint quand le thème initial revint à l’issue des variations de l’opus 111. Le do majeur de Beethoven et le toucher pur de Zimerman suspendirent le public dans une clarté sereine. Le rite s’achevait là : pas un souffle ne s’était échappé pendant l’heure et demie de concert qui ne fût animé par la fascination silencieuse et l’écoute respectueuse ; et c’est comme un seul homme que le parterre se leva pour saluer le génie incarné qui se tenait sur scène.

Pleyel, debout, conclut cette grand-messe avec ferveur.

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