La danse est un milieu qui regorge de professionnelles femmes : danseuses, maîtres de ballet, professeurs… mais qu’en est-il des chorégraphes ? Plusieurs études récentes ont démontré qu’aujourd’hui, les postes à responsabilité dans le monde de la danse, tels ceux de chorégraphes ou directeurs de compagnie, étaient occupés par plus d’hommes que de femmes. Ainsi en 2016 le London Royal Ballet, le Bolshoï, et l’American Ballet Theatre ne proposaient dans leurs programmations qu’un ou aucun spectacle de femmes chorégraphes. Pourtant, depuis la fin du dix-neuvième siècle, une quantité d'écoles et compagnies ont été fondées par des personnalités féminines, à l'origine d'un grand nombre de créations capitales dans l'histoire de la danse. Voici les portraits de huit de ces chorégraphes remarquables, depuis cette époque jusqu’à nos jours.

Loïe Fuller (1862 – 1928)

Née aux États-Unis en pleine guerre de Sécession, Loïe Fuller réalise sa carrière à Paris, où elle devient un symbole de la Belle Epoque, se produisant notamment aux Folies Bergère. Chorégraphe symboliste, cherchant à se dépasser par la danse, ses expérimentations scéniques et plastiques originales fascinent grand nombre d’artistes tels que les frères Lumière, Toulouse-Lautrec, Rodin, Mallarmé… Elle crée en 1891 la fameuse Danse serpentine, où elle tournoie en faisant virevolter de grands tissus éclairés par des projecteurs de couleurs changeantes. Passionnée par les jeux de lumière, Loïe Fuller est la première chorégraphe à utiliser des effets visuels en profitant des progrès techniques de l’époque.

Isadora Duncan (1877 – 1927)

Loin des tutus et des codes du ballet classique, Isadora Duncan est la pionnière de la danse libre. La jeune Américaine aborde à la fin du XIXe siècle le mouvement avec spontanéité. La chorégraphe exporte son style en Europe où elle passe la majeure partie de sa vie. Elle danse pieds nus en plein air, vêtue d’une tunique fluide laissant voir son corps et explore l’espace en courant et en tournoyant. Inspirée par l’Antiquité, elle tente notamment de se rapprocher des danses dionysiaques vues sur les vases grecs et crée ainsi des sauts et mouvements de bras aériens, tournés vers le ciel. Il est vrai qu’à la voir avec ses danseuses, on jurerait des bacchantes tourbillonnant joyeusement ! Isadora Duncan est une véritable muse pour les artistes européens des années 1900 (Matisse, Bourdelle, Rodin). Généreuse et soucieuse de l’éducation des enfants, elle a également ouvert des écoles de danse à Berlin, Moscou, Meudon et a même adopté certaines de ses élèves, baptisées les « Isadorables » par Fernand Divoire.

Bronislava Nijinska (1891 – 1972)

Danseuse au Mariinski et aux Ballets russes de Diaghilev, Bronislava Nijinska se met à chorégraphier dès 1915 dans un style néoclassique : elle utilise des pas classiques (pirouettes, sauts) mais les revisite dans un esprit nouveau, intégrant de nouveaux éléments (notamment un travail de bras plus anguleux). Trop souvent associée simplement à son frère Vaslav Nijinski, Bronislava Nijinska a surtout composé soixante ballets, dont plusieurs sont passés à la postérité. Les Noces sur la musique de Stravinski a inspiré de nombreux chorégraphes qui le reprendront à leur façon (Massine, Kylián, Preljocaj…). Bronislava Nijinska a un rapport au rythme tout à fait singulier : sa danse propose ainsi des sauts et des accents très marqués dans le corps, qui contribuent à façonner son style à la fois précis et puissant !

Martha Graham (1894 – 1991)

Martha Graham est une de celles qui a su inventer sa technique et son style de sorte que l’on parle toujours actuellement de « technique Graham ». Au sein de la Neighborhood Playhouse où elle enseigne au début du XXe siècle, elle développe son propre langage chorégraphique et fonde le Martha Graham Group. La chorégraphe a basé sa gestuelle sur la technique du contraction-release fondée sur un mouvement relié à l’inspiration et l’expiration, très organique et complexe. Le mouvement est ainsi rythmé, dessiné et précis, et l’intensité qui émane du corps est remarquable ! Dans les années 1950 et 1960, les scènes new-yorkaises accueillent ses différents spectacles qui rencontrent de grands succès. Les solos de Graham sont restés célèbres (tels Lamentation ou encore Frontier), empreints d’une puissance gestuelle inoubliable. Marquée par la phrase de son père « le mouvement ne ment pas », Martha Graham aura mis toute son âme et son énergie au service de la danse. Elle a ainsi composé jusqu’à 96 ans – la superbe pièce Maple Leaf Rag sur la musique entraînante de Scott Joplin !

Trisha Brown (1936 – 2017)

Qu’il est dur de ne retenir qu’un aspect de la danse brownienne tant la chorégraphe a multiplié les idées ! Sa danse abstraite fascine par sa fluidité et sa coordination et on peut affirmer sans aucun doute que Trisha Brown est une personnalité centrale de la danse post-moderne. L’artiste a eu une vie foisonnante : elle explore dans les années 1965 et 1970 les lieux publics (toits d’immeuble avec Roof Piece), travaille à partir de gestes du quotidien, inspirée par Anna Halprin, et compose des mouvements à partir de verbes (lâcher, prendre, marcher). Trisha Brown travaille aussi beaucoup sur le principe d’accumulation (séries de gestes répétés dans le temps) et interprète des solos basés sur ce principe avec une coordination et une qualité du mouvement spectaculaires.

Lucinda Childs (née en 1940)

Formée et influencée par le même réseau que celui de Trisha Brown (la Judson Church à New-York, Anna Halprin, Yvonne Rainer…), Lucinda Childs se passionne pour le minimalisme répétitif et invente dans ses pièces des parcours représentant des formes géométriques que suivent les danseurs. Créé en 1979, Dance est son spectacle le plus célèbre : il réunit huit danseurs qui effectuent des trajectoires dans toute la largeur de la scène en répétant des phrases dansées. Sur une musique de Philip Glass, le spectacle se déroule devant un écran qui projette en gros plan la vue horizontale de la scène, produisant un effet extatique. Danseuse dans Einstein on the Beach (opéra de Glass mis en scène par Robert Wilson en 1976), Lucinda Childs est l’un des piliers de la danse post-moderne et a chorégraphié des spectacles pour de nombreuses compagnies (Ballets de Monte-Carlo, Boston Ballet, Ballets du Rhin…).

Pina Bausch (1940 – 2009)

Formée auprès de Kurt Jooss à Essen puis à la Juilliard School de New-York, la chorégraphe allemande crée dès les années 1970 sa compagnie au théâtre de Wuppertal pour laquelle elle crée des dizaines et des dizaines de pièces, toutes mythiques et inoubliables ! Le Tanztheater de Pina Bausch est fondé sur l’alliance de jeux parlés théâtraux et dansés, interprétés par des artistes à la personnalité forte (Dominique Mercy, Jo-Ann Endicott, Cristiana Morganti…) avec qui la chorégraphe travaille à partir de questions posées sur leur vision de la vie ou leur passé, et d’improvisations. Des thèmes clés reviennent dans les œuvres bauschiennes : le rapport homme-femme, les gestes de la vie quotidienne, l’identité. Pina Bausch a su aborder avec justesse mais aussi humour et dérision les événements de la vie, des plus graves aux plus anecdotiques, en les traduisant dans le corps. Plusieurs scénographies des spectacles de Bausch se sont rapprochées de la nature : parterre d’œillets pour Nelken (1982), terre battue pour Le Sacre du printemps (1975), pluie dans Vollmond (2006) – challenge supplémentaire pour les danseurs couverts de boue ou tout humides en fin de représentation…

Crystal Pite (née en 1970)

Crystal Pite est aussi fascinée par la nature, thème récurrent dans ses spectacles. La chorégraphe, qui a dansé aux Ballets de la Colombie-Britannique et au Ballet de Francfort sous la direction de William Forsythe, analyse le comportement de l’homme au sein de son environnement, rapport qui peut être violent et se traduit ainsi dans le corps par une lutte, un combat. L’artiste canadienne conquiert le public par ses projets de grande envergure. Elle monte des pièces de groupe grandioses avec des séquences chorégraphiées pour plus de cinquante danseurs et aime voir comment le mouvement se propage au sein d’un ensemble, créant des vagues, des courses, et ainsi des effets visuels saisissants. Son langage chorégraphique unique donne à voir des corps qui s’enlacent ou se repoussent, et allie des séquences saccadées à des scènes plus lyriques.

Créé en 2016 pour le Ballet de l’Opéra national de Paris, The Seasons’ Canon est un véritable chef-d’œuvre, qui vaudra à la chorégraphe de recevoir l'année suivante le prestigieux Benois de la Danse ! Quant à la dernière création de la chorégraphe, Body and Soul, il s'agit d'un des derniers programmes interprétés par le Ballet de l’Opéra national de Paris avant la pandémie, récompensé il y a quelques mois à peine par le Grand Prix Danse « meilleur spectacle » du Syndicat de la critique Théâtre, Musique et Danse.