Voilà bientôt un an que la propagation du Covid-19 a entraîné la fermeture des salles de concert en France et en Europe, et les artistes n’en peuvent plus. Hier, le spectacle vivant est descendu dans la rue, à Paris place de la République, à Lyon devant la Halle Tony Garnier, à Nice devant le Théâtre, à Grenoble devant le Musée, à Bordeaux place Gambetta, et ainsi de suite dans de nombreuses villes de France et de Navarre. Quelques jours auparavant, l’occupation de l’Auditorium de Lyon par différents collectifs d’artistes avait permis à deux intermittentes d’obtenir un temps de parole pendant les Victoires de la Musique Classique : « Peut-on parler de Victoires alors que ce soir la salle est vide ? »

Place de la République à Paris, jeudi 4 mars
© Tristan Labouret / Bachtrack

Tous les syndicats se sont mis au diapason pour attaquer la politique creuse du Ministère de la Culture : CGT, CFDT, CFTC, Profedim, Syndeac, la jeune association des chanteurs lyriques UNiSSON (emmenée par Stanislas de Barbeyrac et Cyrille Dubois) ou encore les Forces Musicales, qui regroupent la majeure partie des orchestres et opéras de France, avaient entre autres appelé au rassemblement ce jeudi 4 mars. Hier à Paris, quiconque était posté au bord du boulevard Saint-Martin pouvait donc voir défiler plus d’artistes en dix minutes qu’en un an de concerts publics : des indépendants, des intermittents, de grands noms du chant lyrique, des solistes et chambristes de réputation internationale, des metteurs en scène ont été aperçus éparpillés dans la manifestation, le plus souvent incognito sous leurs masques, sans pancartes ni bannières spécifiques. Marchant en manif’ comme on suivrait un corbillard.

Pourquoi une telle mobilisation et un tel abattement, alors que Roselyne Bachelot, dans le dernier numéro de Classica, continue de bomber le torse en assurant qu’« aucun pays au monde n’aide plus ses artistes que la France » ? Les institutions sont certes soutenues financièrement par l’État et les intermittents ont eu leur « année blanche »… mais tout est dans le timing : cette année blanche n’a toujours pas été prolongée depuis son lancement sous Franck Riester au sortir de la première vague en mai dernier (!), et rien ne garantit que ce sera le cas. Par ailleurs, l’embouteillage des projets artistiques dans les agendas des institutions a désormais atteint un point de non-retour. Les calendriers inextensibles étant saturés par la multiplication des reports, les programmateurs impuissants l’avouent : ils sont maintenant obligés de procéder en masse à des annulations pures et simples, tandis que l’absence de visibilité les empêche souvent de s’engager sur de nouveaux projets. Un par un, ce sont donc tous les rouages de la machine culturelle qui se grippent.

Place de la République à Paris, jeudi 4 mars
© Tristan Labouret / Bachtrack

Last but not least, le milieu culturel est constitué de centaines de cas particuliers qui passent encore, douze mois après le début de la pandémie, à travers les mailles des systèmes de soutien du Ministère : les musiciens de la RATP, qui représentent plusieurs centaines d’artistes de talent, et une quantité de facteurs d’instruments sont par exemple toujours laissés à eux-mêmes. Quant aux étudiants en conservatoire dont on avait déjà souligné la difficile situation il y a six mois, des fonds d’aide exceptionnels ont été débloqués mais tout n’est pas parfait, loin de là : l’absence d’expérience de la scène rend d’autant plus difficiles à aborder tous les concours de recrutement qui ont timidement repris dans les orchestres ; pour ne rien arranger, le couvre-feu réduit considérablement le temps de travail des jeunes artistes qui n’ont pas la chance de pouvoir travailler à leur domicile une fois leur journée de cours terminée – une pétition d’étudiants du CNSMD de Paris vient d’être lancée pour prolonger l’ouverture de l’établissement au-delà de 18h.

De tous les côtés, la colère monte. Hier matin, le nouveau chroniqueur de RTL Renaud Capuçon a explosé à l’antenne : « trop, c’est trop ! » Pourtant pas réputé pour être le Robespierre de la musique classique, le violoniste le plus proche des sphères dirigeantes n’y est pas allé avec le dos de l’archet, dénonçant le manque d’aides accordées aux artistes indépendants et l’inaction du Ministère de la Culture. « Pourquoi a-t-on attendu un an avant de faire des tests dans les salles de concert ? »

Il n’est pas le seul à se poser cette question. Si la France s'est lancée lentement dans l'organisation de concerts-tests qui devraient avoir lieu à partir de la fin du mois, elle accuse en effet un sacré retard sur ses voisins : en Allemagne, c’est dès le mois d’août 2020 que trois concerts-tests ont eu lieu, à Leipzig ; contrôlé par l’Université de Halle, ce projet baptisé « Restart-19 » a permis de montrer qu’« une manifestation encadrée par des règles sanitaires présentait un risque de transmission très faible », selon les conclusions données cet automne. En Espagne, c’est en décembre dernier que la salle Apolo de Barcelone a accueilli 463 spectateurs pour faire avancer la science et le spectacle vivant. Les heureux élus ont tous été testés négatifs quelques jours plus tard… au moment même où le groupe-témoin de taille équivalente qui ne s’était pas rendu au concert révélait deux cas positifs ! C’est également en décembre que, sans attendre la bénédiction de la rue de Valois, les équipes de Dassault Systèmes et de la Philharmonie de Paris ont étudié la circulation de l’air dans la grande salle Pierre Boulez et sont parvenus à une conclusion également optimiste : « En associant des mesures de protection individuelle comme le port d’un masque ajusté ainsi qu’une ventilation réduite, les risques de contamination du public et de l’orchestre par aérosols apparaissent fortement réduits. »

Tous ces beaux résultats pourraient inciter à une relance du secteur dans les plus brefs délais mais, pour nos autorités, pas question de brûler les étapes : prudence et cohérence sont les deux mamelles de la France. Si vous avez cru apercevoir un public aux récentes Victoires de la Musique (non classique), détrompez-vous : en réalité, il ne s’agissait pas de spectateurs à proprement parler mais de 200 intermittents recrutés en qualité de figurants. C’est bien connu : il suffit de distribuer des cachets pour que le coronavirus s’enfuie ventre à terre. Il en faudrait plus pour empêcher la colère des artistes de monter.