Si tout va bien, il partira le 18 avril prochain. Avec son violoncelle et de bonnes chaussures, Gauthier Herrmann prévoit de traverser la France à pied, depuis la région parisienne jusqu’à Aix-en-Provence, au rythme d’un marathon et demi en moyenne par jour. Trois « concerts » disséminés en route devraient ponctuer le projet un peu fou d’un artiste qui cherchait désespérément « un nouveau souffle » en cette période de vide culturel : « ce défi, c’est ma grève de la faim à moi… Je reprends le contrôle de mon avenir, je retrouve la liberté de me déplacer, je choisis d’aller de l’avant en soutenant des artistes partout en France », explique sur son site ce lauréat de plusieurs concours internationaux (au sein du Trio con Fuoco) et organisateur de concerts (fondateur d’Arties Event Management).
Le cas de Gauthier Herrmann n’est pas isolé. Alors que le monde de la culture est à l’arrêt en France depuis bientôt six mois, ses acteurs sont laissés à eux-mêmes, contraints et forcés d’interroger leurs pratiques. Certains se reportent massivement sur le streaming ou les enregistrements de disques, mais seuls quelques solistes-stars et une minorité d’institutions aux reins solides entrent dans cette catégorie. Excédés par les atermoiements du gouvernement qui repousse sans arrêt la date de réouverture des lieux de culture, d’autres occupent les théâtres ou descendent dans la rue pour tenter un passage en force : depuis un mois, le mouvement a gagné une centaine de salles dans toute la France, et un grand orchestre s’est formé devant le Théâtre de l’Odéon le 27 mars dernier pour une version d’El pueblo unido jamás será vencido qui a fait le tour du monde.
D’autres artistes enfin cherchent une troisième voie, pour essayer de faire vivre la culture selon leurs valeurs et au rythme de cette époque particulière. Fini les salles d’attente des aéroports, les chambres d’hôtel anonymes, les publics interchangeables. Ces artistes ont soif de rencontres neuves qui ne passeraient pas par les écrans, les réunions teams et les concerts-zooms. Outre Gauthier Herrmann, le violoniste Marc Vieillefon, ancien membre du Quatuor Debussy, a ainsi lancé sur un principe comparable sa « Musirando », long tour de France à pied qui a commencé le 3 mars dernier et devrait s’achever à la fin de la saison 2021/2022. Le musicien exprime lui aussi sa volonté de renouer un « lien social », tout en récoltant des fonds pour une association franco-malgache, Zazakely ; de son côté, Gauthier Herrmann apporte son soutien à cinq projets représentant les différentes facettes du spectacle vivant.
Si des artistes bardés de prix de conservatoire font désormais le choix d’une itinérance à taille humaine, ce n’est pas une nouveauté due à la pandémie. Ces dernières années, ils sont plusieurs à vouloir sortir des sentiers battus des institutions musicales, non pas parce qu’ils n’y avaient pas accès mais bien par volonté de s’aventurer à la recherche de nouveaux publics, de nouvelles émotions, de nouvelles façons de faire vivre leur art : pianiste français passé par les prestigieux Conservatoires de Paris et Moscou, Guilhem Fabre a ainsi lancé en 2018 uNopia, un camion-scène avec lequel il peut décider ses tournées d’un coup de volant – quand un pneu crevé ne vient pas contrarier l’organisation de ses répétitions. Quant à la pianiste Jeanne Bleuse qui s’est produite dans les plus grandes salles de France et de Navarre, elle a entamé en août dernier de nouveaux voyages musicaux… dans une roulotte tirée par une jument !
Que des artistes d’une telle qualité choisissent à présent ces modalités de circulation originales n’est pas anecdotique : ces initiatives coïncident avec l’émergence de problématiques écologiques et sociales dans le milieu musical classique, une évolution qui s’est concrétisée pendant le premier confinement avec la publication d’une tribune signée par des dizaines d’artistes de premier plan (Bertrand Chamayou, Vanessa Wagner, Lea Desandre, le Quatuor Ébène…).
La pandémie agit donc sans doute non comme une révolution mais comme une sorte de catalyseur, qui fait éclater au grand jour l’appétit des musiciens classiques pour les projets de proximité. Ces dernières années, le développement exponentiel des Concerts de Poche, cette formidable initiative lancée en 2005 par la pianiste Gisèle Magnan et qui touche désormais 360 communes par an, est révélateur de cette envie forte de toucher de nouveaux publics, dans tous les lieux possibles et imaginables. Il est également tentant de déceler dans ce mouvement général une certaine lassitude des artistes face aux réseaux de production traditionnels dans lesquels la cooptation et les renvois d’ascenseur font loi, au détriment parfois de la personnalité et de la qualité intrinsèque des projets artistiques. Alors que le profil-type de l’artiste star du XXIe siècle passe par les services d’un agent puissant et l’insertion au sein d’un réseau de partenaires et de mécènes importants, les musiciens semblent de plus en plus nombreux à remettre en question cet objectif de carrière, à ériger leur indépendance, leur liberté de mouvement et leur soif de rencontres en priorités intangibles, et à créer de nouveaux business models, plus modestes et solidaires.
Qu'en sera-t-il dans le très attendu « monde d'après », quand la réouverture des salles de concert permettra à la sphère musicale de tourner à nouveau ? Difficile à dire, mais l'enjeu est de taille. Les répercussions économiques de la crise risquent d'encourager les artistes pionniers à abandonner leurs chemins de traverse pour revenir s'abreuver aux sources des concerts mainstream. Souhaitons à l'inverse que les initiatives ainsi lancées se transforment en voies durables et inspirent de nouveaux musiciens défricheurs. Plus varié, plus vivace, plus inattendu, le paysage musical aurait fière allure.