Les incertitudes qui règnent autour des salles de concert en cette année particulière n’empêchent pas de dresser un constat : un vent de nouveauté souffle sur les podiums des orchestres français en cette rentrée 2020, apportant un parfum de changement d’ère. Nouveau conseiller et futur directeur musical de l’Orchestre de Paris, Klaus Mäkelä a dirigé le premier concert public post-confinement de la phalange à la Philharmonie ; Cristian Măcelaru a anticipé sa prise de fonctions au National de France, Lars Vogt a pris les rênes de l’Orchestre de chambre de Paris, Nikolaj Szeps-Znaider celles du National de Lyon et Ben Glassberg devrait suivre à Rouen le mois prochain, tandis qu’Aziz Shokhakimov a été récemment annoncé au Philharmonique de Strasbourg pour 2021. Parmi ces maestros, certains impressionnent pour leur très jeune âge et tous font une carrière qui les emmène aux quatre coins du planisphère, signe d’un milieu plus mondialisé que jamais et de l’attractivité des orchestres hexagonaux sur la scène internationale. Qu’il semble loin le temps des vieux grognards français, tel un Jean-Claude Casadesus à Lille ou un Michel Plasson à Toulouse !

Tristan Labouret
© Philippe Durville

Ces deux monstres sacrés de la baguette étaient de la génération des « chefs » au sens monarchique du terme. Barons charismatiques et indéboulonnables, ils ont fait la grandeur des institutions qu’ils dirigeaient en les personnifiant pendant des décennies, tant et si bien qu’ils se sont hissés au-dessus de toute critique. Discutez pourtant un instant avec un ancien pilier de l’Orchestre du Capitole ou un des nombreux Lillois qui ont joué sous la direction de Casadesus et vous serez surpris : les deux maestros étaient réputés pour avoir de telles lacunes techniques que les musiciens devaient souvent se mettre d’accord entre eux, en coulisses, pour être capables d’arriver au bout d’une partition sans compter sur les indications d’une battue fantaisiste…

Aujourd’hui, une conception aussi peu technique de la direction d’orchestre est devenue marginale et régner sur une phalange symphonique est impossible sans le consentement des musiciens. Le mois dernier, la volte-face de la mairie de Tours qui s’est finalement séparée d’un chef d’orchestre dont les compétences musicales et managériales avaient été remises en cause par les instrumentistes tend à montrer que l’époque des maestros omnipotents touche à sa fin. Quant au départ anticipé d’Emmanuel Krivine du National pendant le confinement, il est tentant d’y voir une page qui se tourne dans l’histoire des directeurs musicaux français, le maestro septuagénaire à la voix nasillarde étant célèbre autant pour sa gestuelle atypique que pour ses saillies peu politiquement correctes.

Fini, le temps des « chefs » ? Le mot paraît en effet de plus en plus déconnecté de la fonction qu’il est censé décrire. On devrait plutôt se rapprocher du terme anglais conductor, tant il s’agit bien de conduire un ensemble de la même façon que le pilote de course doit avoir une connaissance parfaite de son véhicule s’il souhaite franchir la ligne d’arrivée sans encombre… ou de la même façon qu’un cavalier doit faire corps avec sa monture dans un concours de saut d’obstacles, avec l’humilité de celui qui sait qu’il peut se retrouver par terre au moindre geste inapproprié.

Klaus Mäkelä, Nikolaj Szeps-Znaider, Lars Vogt, Cristian Măcelaru et Debora Waldman
© Heikki Tuuli / Lars Gundersen / Giorgia Bertazzi / Adriane White / Bernard Martinez

La nomination surprise de Klaus Mäkelä à la tête de l’Orchestre de Paris en juin dernier est un symbole éclatant de ce changement dans la conception de la fonction comme dans l’attribution de ce genre de poste. Il y a quelques mois encore, les musiciens de la phalange parisienne n’étaient pas complètement sereins à l’idée de fusionner avec la Philharmonie, craignant que leur nouveau supérieur Laurent Bayle fît de la nomination du successeur de Daniel Harding une affaire personnelle… Mais le patron influent de la Porte de Pantin ne s’est pas risqué à aller à l’encontre de ses troupes. Alors qu’il se murmure qu’il aurait bien nommé soit le très estimé François-Xavier Roth pour constituer une dream team franco-française, soit la très populaire Karina Canellakis pour installer la Philharmonie à l’avant-garde d’une nouvelle vague jeune et féminisée, Laurent Bayle s’est résolu à abandonner ces deux pistes qui n’auraient pas réuni suffisamment de suffrages chez les instrumentistes. Absent de la short-list initiale du boss de la Philharmonie, Mäkelä s’est finalement révélé contre toute attente le candidat idéal, tant le jeune maestro avait fait l’unanimité lors de sa venue sur le podium l’an passé… L’affaire s’est donc conclue en juin dernier, et une longue ovation des musiciens aurait accueilli l’annonce de la signature du chef d’orchestre finlandais.

Si Mäkelä est tant apprécié des instrumentistes, c’est parce qu’il est l’archétype du conductor moderne. Son oreille est nettement plus aiguisée que la moyenne, il exprime poliment et avec assurance sa vision des œuvres en sachant aller au-delà des simples questions solfégiques, et sa baguette comme son bras font preuve d’une autorité rarement prise en défaut. Avec une gestuelle moins sèche et anguleuse, sa précision et son souffle rappellent un Esa-Pekka Salonen qui, avant lui, était également passé par l’incubateur de l’Académie Sibelius à Helsinki. Car contrairement à certains poncifs qui circulent encore avec insistance dans le milieu musical lui-même, la direction d’orchestre est en effet une discipline technique qui s’apprend. Ce travail passe notamment par d’indispensables notions d’orchestration (ce qui permettra de savoir comment ajuster l’intonation de tel accord ou l’équilibre d’un tutti), de gestuelle (pour indiquer un changement de tempo, donner un départ alambiqué, préciser des longueurs de notes) mais également de management (pour gérer la dynamique d’une répétition et tirer le meilleur des musiciens sans les froisser).

Les répétitions enregistrées le mois dernier à l’occasion du Concours International de Cheffes d’Orchestre La Maestra, à la Philharmonie, permettent de se rendre compte de l’importance de ces savoirs : on y voit des cheffes concentrées comme jamais pour aider le plus efficacement les musiciens à jouer ensemble, s’adressant d’une voix la plus sûre et souriante possible à l’orchestre ; de l’autre côté des pupitres, les musiciens attentifs considèrent parfois les candidates avec le regard aiguisé de ceux qui examinent, analysent, jugent plus sévèrement et justement encore que les membres du jury eux-mêmes. Visionnez ces répétitions : elles sont passionnantes et révèlent bien des aspects du métier de conductor en 2020.

Rebecca Tong, lauréate de La Maestra, pendant la finale
© Masha Mosconi

La liste exclusivement masculine des nouveaux directeurs musicaux au début de cet article pose inévitablement la question de la féminisation de la profession. Première femme en France à occuper un tel poste dans une formation labellisée nationale, Debora Waldman vient tout juste de prendre ses fonctions, le mois dernier, devant l’Orchestre National Avignon-Provence. Tout reste à faire pour que cette exception neuve devienne un exemple parmi d’autres, mais entre l’événement La Maestra, l’invitation de plusieurs cheffes pour ouvrir les saisons parisiennes (Marin Alsop à l’Orchestre de Paris, Marzena Diakun à l’Orchestre de chambre de Paris), les premiers pas de Speranza Scappucci au Capitole de Toulouse, l’ascension de Lucie Leguay ou la nomination de Corinna Niemeyer chez les voisins de l’Orchestre de Chambre du Luxembourg, les signaux encourageants ne manquent pas en cette rentrée 2020. Ironie d’une actualité finalement pas si morose que cela pour tout le monde, les nombreuses annulations survenues ces derniers temps à la Philharmonie ont même permis d’inviter sans attendre la lauréate de La Maestra, Rebecca Tong, à diriger en concert l’Orchestre de Paris, le 2 novembre prochain. Si vous voulez surfer sur la nouvelle vague de la direction d’orchestre, il reste des places.