Voilà trente ans que le plus vieux conservatoire de musique du monde a quitté le couvent de la rue de Madrid pour son paquebot de La Villette, bien avant que l’inauguration de la Philharmonie achève de faire basculer le centre de gravité de la musique classique parisienne vers le Nord-Est de la capitale. Cet anniversaire aurait dû donner lieu à des célébrations diverses et variées ; Covid-19 oblige, on se contentera de deux journées de rencontres, spectacles et débats en ligne, dimanche 6 et lundi 7 décembre, où interviendront des personnalités aussi diverses que l’architecte Christian de Portzamparc, la directrice du Conservatoire Émilie Delorme et le patron de l’Opéra de Paris Alexander Neef.

Tristan Labouret
© Philippe Durville

Que l’homme fort de la Grande Boutique fasse le déplacement (même virtuel) pour cet événement au beau milieu d’une crise majeure est un signe qui ne trompe pas : le milieu français de la musique classique doit tout ou presque au Conservatoire de Paris, bien au-delà des faits d'armes artistiques gravés dans la mémoire collective – depuis la révélation des symphonies de Beethoven interprétées par François-Antoine Habeneck peu après le décès du Grand Sourd (bouleversant un certain Hector Berlioz), jusqu’à la razzia des violoncellistes parisiens au Concours Reine-Elisabeth 2017.

Historiens et commentateurs ont pourtant été ingrats avec le Conservatoire, l'accusant régulièrement de bien des maux, dont le serpent de mer d’un académisme ultra-conservateur. Les faits montrent au contraire que même les créateurs les plus originaux ont pu y trouver asile : un emploi sur mesure (plus ou moins fictif) de sous-bibliothécaire fut créé pour le révolutionnaire Hector Berlioz ; le bureau dont il se servait est d’ailleurs toujours conservé dans les coulisses de l’actuelle médiathèque. Le non moins subversif Claude Debussy entra au Conseil supérieur de l’établissement à la fin de sa vie ; s’il avait vécu plus longtemps, aurait-il été appelé à prendre les rênes de l'institution ? Ce n’est pas impossible. Quelques dizaines d’années plus tard, la classe d’Olivier Messiaen fut une pépinière qui vit croître des personnalités aussi diverses que Iannis Xenakis, Pierre Boulez, Gérard Grisey ou George Benjamin. De nos jours enfin, les classes d’écriture aux règles anciennes côtoient les expérimentations quasi mystiques de l’improvisation générative et les cours de « composition à l’image » (musique de film), tandis que le corps enseignant regroupe les cinquante nuances de la musique contemporaine, des héritiers de l'Ircam au père des Choristes Bruno Coulais.

Au fil des décennies, les disciplines se sont multipliées et le Conservatoire de Paris rayonne désormais sur toutes les branches du milieu musical classique. Bien des mélomanes ignorent que les sous-sols du bâtiment abritent une exigeante Formation Supérieure aux Métiers du Son qui fournit toutes les maisons de disques et autres services de streaming en directeurs artistiques et ingénieurs de premier plan, ou que le département musicologie de l'institution donne naissance aux chercheurs et autres journalistes spécialisés de demain. Il n’y a qu’à voir la relative médiatisation, en octobre dernier, du décès du musicologue Yves Gérard, pourtant bien peu connu du grand public et avare en best-sellers musicaux (on regrettera sa biographie de Camille Saint-Saëns, longtemps attendue mais jamais achevée), pour comprendre que sa petite classe d’histoire de la musique au Conservatoire a marqué dans l'ombre bien des esprits aujourd'hui influents – dont ceux d’Arnaud Merlin, fameux producteur de France Musique, et Pierre Gervasoni, critique au Monde, anciens voisins de classe chez le maître.

Si le rôle du Conservatoire est rarement abordé dans ses multiples facettes, c'est que l'institution a longtemps entretenu une culture du secret et de l’entre-soi, qui s'est déclinée en méfiance toujours présente vis-à-vis du journalisme spécialisé et de la vulgarisation. Croisant une quantité d’images d’archives et de témoignages tous plus intéressants les uns que les autres (les pianistes Claire Désert et Christian Ivaldi, l'organiste Jean Guillou, les violoncellistes Roland et Raphaël Pidoux…), le fascinant documentaire conçu l’an passé par Rémy Campos, actuel professeur d’histoire de la musique au Conservatoire, lève un coin du voile : les non-initiés y découvriront avec effroi les rituels cauchemardesques de la « salle du trac » (antichambre de l’enfer des concours d’entrée), l’architecture imposante des lieux, le poids de l’Histoire et de l’apprentissage ultra-méthodique, autant d’éléments méconnus, difficilement compréhensibles ou au moins intimidants pour quiconque ne serait pas du sérail. Toutes ces données absentes jusqu'à présent des récits historiques mais bien présentes dans les têtes des connaisseurs expliquent en partie les polémiques virulentes qui ont entouré la nomination d’Émilie Delorme à la direction de l’établissement au début de l’année civile : son statut de première femme nommée à ce poste était en réalité un détail à côté du constat qu’elle n’était pas une compositrice formée dans la maison et initiée à ces pratiques, contrairement aux usages séculaires de l’institution. Signe que les mentalités évoluent, l’arrivée de la nouvelle directrice a cependant été accueillie favorablement par la plupart des membres du corps enseignant.

À l’ère des nouveaux moyens de communication et des réseaux sociaux tous azimuts, et alors que la crise sanitaire menace l’ensemble des acteurs du milieu culturel, tout l’enjeu du Conservatoire trentenaire est là : conserver son identité singulière, ce mélange d’exigence académique et d’ouverture créative qui fait sa force, tout en remettant en question une culture du secret qui n'a pas lieu d'être. Pendant longtemps, l’institution toute-puissante n’a pas estimé nécessaire de communiquer sur ses pratiques, préférant cultiver ses innombrables talents à l’abri derrière ses hauts murs blancs. Les temps ont changé depuis l'inauguration du bâtiment par François Mitterrand : la Culture est considérée de plus en plus comme la cinquième roue du carrosse gouvernemental quand elle n'est pas tout simplement décrétée non-essentielle. Le lourd paquebot de La Villette essaie bien de modifier son cap en conséquence, s'efforçant depuis quelques années de s’ouvrir au grand public en mettant au point, par exemple, une véritable saison artistique. Quand une pandémie n’interfère pas avec la programmation, les concerts, spectacles chorégraphiques, productions lyriques, masterclasses et autres expositions organisées dans les vastes locaux présentent souvent un intérêt majeur ! Las, les actes ont du mal à suivre les intentions et ces événements restent avant tout fréquentés par les mélomanes les plus persévérants, qui seuls osent braver le pont-levis peu engageant et les portiques de sécurité. Souhaitons que les rencontres des 6 et 7 décembre prochains, accessibles à toutes et tous par la grâce du numérique, ouvrent un peu plus les portes de cette institution à laquelle on doit tant.