« Les Anglais aiment réellement la musique, ils l’écoutent bien, et ils la sentent vivement. » « Je conserverai jusqu’à la fin le plus reconnaissant souvenir de vos excellents et habiles artistes, de votre public intelligent et attentif ». Dans la correspondance comme dans les écrits d’Hector Berlioz, les déclarations anglophiles ne manquent pas. Après avoir rongé son frein en France, le jeune compositeur et chef d’orchestre découvre enfin un pays assez fou pour lui confier la direction d’opéras ambitieux montés en un temps record ou de concerts-monstres rassemblant des centaines d’artistes – un concept qu’il importera aussitôt en France. Bref : en traversant la Manche, Berlioz renaît.
Mais aujourd’hui, Berlioz serait en deuil. Gageons qu’entretemps, il aurait été flatté de voir la vague de berliozophilie qui s’est emparé de l’Angleterre après son passage, rapprochant les deux côtés du Channel : comment jouerait-on sa musique aujourd’hui sans les travaux des chefs d’orchestre Thomas Beecham, Colin Davis, John Eliot Gardiner, Roger Norrington ? Sans les recherches des musicologues Hugh Macdonald, Peter Bloom, David Cairns, Julian Rushton ? Gageons également que Berlioz aurait encouragé les nombreux artistes français qui l’ont imité, trouvant au pays de Shakespeare les conditions d’apprentissage et le succès qui se refusaient à eux sur leur sol natal. On pense au chef d’orchestre Yan Pascal Tortelier, peu en vue en France mais véritable prophète au Royaume-Uni où il enregistra de nombreux disques de musique… française, dont une remarquable intégrale des œuvres symphoniques de Debussy avec l’Ulster Orchestra. On pense à François-Xavier Roth, dont la carrière décolla en l’an 2000 à Londres, le jour où il remporta le prestigieux Concours Donatella Flick. Aujourd’hui encore, le chef des Siècles, devenu principal guest conductor du London Symphony Orchestra, reçoit un accueil triomphal en Grande-Bretagne quand les musiciens français sont parfois plus mitigés. On pense à Sofi Jeannin, directrice musicale de la Maîtrise de Radio France qui fit dans nos colonnes un aveu très berliozien : c’est en quittant la France pour le Royal College of Music qu’elle a pu s’épanouir en tant que cheffe. Et revenir apprendre Britten aux jeunes pousses de la Maison ronde quand elle ne prépare pas les BBC Singers à Lully et Rameau. Devant un chassé-croisé aussi intelligent, Berlioz applaudirait sa lointaine héritière !
Mais aujourd’hui, Berlioz serait en deuil. Hier encore pourtant, la France et l’Angleterre musicales avançaient main dans la main. Le Concours Donatella Flick plébiscite le frenchy Alexandre Bloch ? Celui de Besançon s’incline devant le british Ben Glassberg, à présent directeur musical de l’Opéra de Rouen. Gramophone sacre Bertrand Chamayou et son disque consacré à Camille Saint-Saëns ? Radio France déroule le tapis rouge pour Benjamin Grosvenor, invité d’honneur en tant qu’artiste en résidence. Et tandis que l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique se délecte de ses bassons français bien connus des Siècles, l’orchestre de François-Xavier Roth s’émerveille à juste titre de son excellent violoncelle solo, très apprécié également de John Eliot Gardiner, l’Écossais Robin Michael. Devant tant d’invitations heureuses, de voyages fructueux, de métissages bénéfiques, on serait tenté d’envoyer son passeport par-dessus l’épaule, d’ouvrir la frontière en grand, de décréter la citoyenneté franglaise pour tout le monde et d’organiser un concert-monstre berliozien en guise de fête binationale !
Mais aujourd’hui, Berlioz serait en deuil, car c’est exactement le contraire qui est en train de se produire. Depuis le 1er janvier 2021, le mauvais fantasme du Brexit s’est transformé en inévitable réalité, les frontières sont plus surveillées que jamais et les musiciens britanniques empêchés de circuler librement sur le continent. Entre les visas et les permis de travail pour les artistes, les frais de douane et le très contraignant carnet ATA pour le matériel, les obstacles administratifs se multiplient et les coûts risquent d’atteindre des sommets vertigineux pour les musiciens (et plus particulièrement les orchestres) désireux de se produire régulièrement en Union Européenne. La programmation des saisons et des festivals risque donc de s’en ressentir et les revenus des orchestres anglais d'être diminués en conséquence. Même si le Covid-19, avec son cortège de concerts annulés et de déplacements limités, atténue paradoxalement la brutalité de ce changement pour l’instant, l’onde de choc a déjà commencé à se propager : le soudain départ pour Munich du maître du London Symphony Orchestra, Sir Simon Rattle (qui prendra en 2023 la tête de l’Orchestre Symphonique de la Radio Bavaroise), et sa conversion prochaine à la nationalité allemande montrent à quel point le climat est sombre pour les artistes au nord de la Manche.
Si prompt à faire sa valise pour traverser le Channel, Berlioz examinerait sans doute la situation d’un œil perplexe, lui qui détestait les complications administratives et les démarches inutilement coûteuses. Il serait aussi triste pour les apprentis artistes de toute l’Europe, pour les Anglais avides de séjours studieux sur le continent comme pour les Français désireux de suivre ses traces. Car le Brexit, avec l’abandon du programme Erasmus, n’est pas moins lourd de conséquences pour la jeune génération des musiciens français. Le pays de Shakespeare attirait selon France Musique jusqu’à 20% des étudiants du Conservatoire de Paris en partance pour un échange international ; il faut s’attendre à voir ce chiffre baisser dans les années à venir.
De là à voir les relations musicales franco-anglaises se tarir, il y a un pas qu’on ne franchira pas. Les artistes britanniques ont évidemment protesté avec vigueur et une pétition a rassemblé plus de deux cent mille signatures, exigeant du gouvernement de Boris Johnson des conditions de circulation moins contraignantes. Pour l’instant, leur demande est restée sans réponse. Si les joyeux concerts-monstres berlioziens ne sont pas pour tout de suite, espérons que les musiciens d’outre-Manche pourront au moins obtenir bientôt les promesses d’un Retour à la vie.