En ces temps confinés, les ensembles instrumentaux tentent de braver la distance afin de renouer avec leur public. Chaque jour, fleurissent des interprétations musicales originales, réalisées aux domiciles respectifs des instrumentistes. Parmi ces dernières, le célèbre Boléro de Ravel interprété par l’Orchestre de Nice, dont l’ensemble nous a dévoilé le making-of : « La caisse claire une fois enregistrée, chaque musicien l’a reçue et, oreillettes enfoncées ou casque collé sur les oreilles, a calé sa propre partie sur la pulsation donnée. Les musiciens se sont filmés et enregistrés avec leurs téléphones. Le tout assemblé et monté par Patrice Gauchon. »
Au visionnage de la vidéo, il ne vous aura peut-être pas échappé de notifier un placement des instruments relativement curieux : basson et violon sont côte à côte, le cor est au premier plan… Quant au chef, celui-ci est disposé au fond à droite de la troupe. Loin d’être un cas isolé, les vidéos orchestrales de confinement jouent toutes sur des dispositions particulièrement atypiques. Mais qu’en est-il en réalité ? Un tel placement est-il concevable au sein d’un concert traditionnel ? Enquête sur les dispositions d’orchestre les plus extraordinaires.
Notre investigation commence au tournant du XVIIe siècle. A cette époque, les maîtres de chapelle Adrien Willaert ou Giovanni Gabrieli tirent parti de l’architecture de la basilique Saint-Marc de Venise pour créer un nouveau style d’écriture nommé Cori Spezzati, littéralement « chœurs éparpillés ». Les musiciens sont ainsi dispersés au cœur des nombreuses tribunes de l’édifice, offrant au public une véritable représentation stéréophonique. Novateur, ce type d’écriture se caractérise par des mélodies jouées en alternance par les groupes, provoquant un remarquable effet d’écho.
Les années qui suivent voient apparaître une institutionnalisation progressive du placement des instruments de l’orchestre. Ainsi s’instaure le schéma suivant : premiers violons à gauche, deuxième violons à droite, altos sur le milieu gauche, violoncelles sur le milieu droit. Derrière les cordes se trouvent les vents et percussions : cors, hautbois, bassons, timbales, trompettes et trombones. Cette disposition est soigneusement pensée dans l’objectif de maintenir un équilibre des puissances sonores.
Cependant, le début du XIXe siècle connait un véritable bouleversement en la naissance d’un acteur majeur de la révolution acoustique, Hector Berlioz. Dans son fameux Traité d’Instrumentation et d’orchestration (1844), le musicien avance que « c'est ici le lieu de faire remarquer l'importance des divers points de départ des sons. Certaines parties d'un orchestre sont destinées par le compositeur à s'interroger et à se répondre ; or cette intention ne devient manifeste et belle que si les groupes entre lesquels le dialogue est établi sont suffisamment éloignés les uns des autres. Le compositeur doit donc, dans sa partition, indiquer pour eux la disposition qu'il juge convenable. » Afin de créer un effet de rotation du son autour de l’audience, le compositeur n’hésitera pas, dans le « Tuba mirum » et le « Lacrymosa » de son Requiem, à répartir des groupes de cuivres aux quatre coins de la salle.
Toutefois, c’est au XXe siècle que la spatialisation devient effectivement un paramètre tangible de la musique moderne. Au cœur de cette préoccupation se situent les réflexions du compositeur américain Charles Ives. Méditatif, l’artiste avait imaginé une œuvre musicale où plusieurs ensembles instrumentaux joueraient à la cime d’une colline différente. Dans un registre plus réaliste, il compose The Unanswered Question en 1908. L’œuvre consiste en trois groupes instrumentaux indépendants (un orchestre à cordes, une trompette soliste et un quatuor à vent), répartis dans la salle de manière qu’aucun musicien ne puisse apercevoir un groupe dont il ne ferait pas partie. Chaque ensemble jouant dans un tempo qui lui est spécifique, les blocs sonores s’empilent mais ne s’assemblent pas. Si les cordes restent sourdes aux questions dissonantes de la trompette, le quatuor, quant à lui, tente d’apporter quelques réponses sonores effervescentes mais tout aussi opaques. Le tout forme une superposition décomplexée de textures bigarrées.
Pionnier, Ives ouvre la voie à l’Allemand Karlheinz Stockhausen qui cherchera, à travers son œuvre Gruppen (1958), la spatialisation de la musique par le biais d’échos. La pièce dévoile trois orchestres disposés en forme de « fer à cheval » autour du public, chacun des ensembles étant dirigé par un chef attitré.
En 1966, Iannis Xenakis pousse les expérimentations spatiales encore plus loin : dans Terretektorh pour 88 musiciens éparpillés dans le public, le compositeur et architecte, mû par la volonté de représenter des sons en mouvement, fragmente le corps orchestral en l’émiettant au sein de l’audience. Grâce à cette disposition fractionnée, l’auditeur discerne des trajectoires sonores circulaires et diagonales, matérialisées par des traits instrumentaux passant d’un musicien à l’autre.
Sous l’effet du progrès technologique, les années 1980 apparaissent comme une période particulièrement créative. En 1981, Pierre Boulez compose Répons, dont le placement dispose 24 exécutants sur une scène entourée par le public. L’assistance se retrouve à son tour encerclée par six solistes entre lesquels sont placés des haut-parleurs. Un tel aménagement s’inspire de la pratique médiévale du « répons », où un soliste dialoguait avec un chœur situé à plusieurs mètres du chanteur.
Par ailleurs, la reconstruction d’une acoustique historique n’est pas seulement l’entreprise des compositeurs. En effet, plusieurs chefs d’orchestre commencent à oser des placements atypiques au profit d’une interprétation historiquement informée. Tel est le cas des ensembles menés par William Christie ou François-Xavier Roth, adoptant les dispositions mentionnées dans les documents d’époque, afin de se rapprocher des conditions acoustiques de la période de l’œuvre interprétée. Indépendamment d'une démarche historiquement informée, des chefs s'étaient déjà livrés, avec plus ou moins de succès, au gré de leurs expérimentations. C'était par exemple le cas de Leopold Stokowski, raconté par Georges Liébert dans son Art du chef d’orchestre (1988) : « Obsédé par le son, Stokowski opérait souvent des changements ; en 1932 notamment, lorsqu’il plaça au premier plan, devant lui, de gauche à droite l’ensemble des bois : disposition qui fut rapidement abandonnée à la suite des protestations du public, des critiques et des musiciens. »
Les placements originaux dont font preuve les orchestres de confinement s’inscrivent donc d'une certaine manière dans une réflexion plusieurs fois centenaire. Motivée par des considérations historiques ou fruit d’une volonté esthétique, la « conquête spatiale » continue d’attiser la curiosité de nos chefs et compositeurs contemporains et de nombreux espaces sonores restent encore à imaginer.