Il est loin le temps où de rares publications de disques utilisant des pianofortes s'attiraient les commentaires grinçants de ceux qui moquaient des instruments qui sonnaient « comme un vieux piano abandonné dans un grenier ». S'il ne se passe désormais pas de mois sans que plusieurs enregistrements soient accueillis avec admiration par une critique et un public de plus en plus acquis à cette cause musicale et patrimoniale, il est beaucoup plus rare d'apprécier ces instruments vénérables en concert. La création toute récente de La Nouvelle Athènes – Centre des pianos romantiques à Paris par Sylvie Brély arrive à point nommé : cette association veut devenir l'épicentre de la recherche historique sur les claviers anciens, sur l'histoire de l'interprétation et les faire entendre en organisant régulièrement des concerts.

Sylvie Brély et le Streicher 1847 de La Nouvelle Athènes
© Bernard Talagas

La Nouvelle Athènes programme quatre soirées, Salle Cortot, les 11, 18 et 20 décembre et 7 février. Les programmes sont typiques du Paris romantique, faisant alterner au cours de la même soirée la déclamation, l'opéra, la musique instrumentale, les pièces contemporaines d'alors avec d'autres puisées dans les répertoires anciens. Les mélomanes sont conviés à une expérience sonore, musicale et intellectuelle qui crée aussi une sorte d'école au sens ancien du terme, faite de rapprochements, de confrontations, de découvertes. Découvertes d’œuvres liées organiquement aux instruments qui les ont vu naître et dont les sonorités si diverses permettent de comprendre l'évolution de la musique, de l'interprétation et de la facture instrumentale. De nombreux clavecinistes et pianofortistes seront là pour faire entendre l'incroyable diversité des pianofortes anciens réunis ces quatre soirs, d'un Silberman de 1749 à un Streicher de 1848 !

Mais d'où sort le piano ? S'il est né en Italie autour de 1700 dans l'atelier de Bartolomeo Cristofori, du croisement du clavecin (dont il a le clavier) et du clavicorde (dont il conserve la capacité à jouer doucement et fort, à modeler la ligne de chant comme la voix humaine peut le faire), il a vécu sa folle jeunesse en Autriche, en Allemagne, en Angleterre et surtout dans la France romantique des années 1830-1840, avant d'émigrer aux États-Unis d'Amérique pour y jeter son bonnet par-dessus les moulins et s'y établir en tant que modèle (le fameux Steinway and Sons) qui s'imposera dans les salles de concerts, dès les lendemains de la Première Guerre mondiale. Voici réduite à la Jivaro, la fabuleuse histoire d'un instrument qui a jeté les bases de la fabrication à la chaîne en Occident, bien avant qu'Henri Ford n'applique la séparation des tâches aux ouvriers dans ses usines d'automobiles !

Le piano a été un marqueur social, un symbole de la bourgeoisie aussi fort que le clavecin avait pu être celui de la noblesse avant la révolution française. Tout en transcendant les classes sociales, car il était chez lui dans le salon des riches demeures, dans les salles de concerts, dans les bordels et les saloons de la conquête de l'Ouest. Les temps ayant changé, les grands autodafés de pianos organisés aux États-Unis, vers le mitant du XIXe siècle, ne seront pas la destruction de symboles de pouvoir, mais sauveront une industrie qui, ignorant alors l'obsolescence programmée, n'arrivant plus à vendre ses pianos neufs, menaçait de disparaître ! La loi ordonnera donc que l'on brûle tous les pianos carrés, pour les remplacer par des pianos droits et des pianos à queue neufs, afin de sauver une industrie et ses nombreux emplois.

Le pianoforte suscitera quasi dès son apparition, et malgré de sévères critiques, l'intérêt des compositeurs, depuis l'Italo-Espagnol Domenico Scarlatti (1685-1757) qui en possédait plusieurs à l'Américano-Mexicain Conlon Nancarrow (1912-1997) dont la folie rythmique et polyphonique évacua les doigts du pianiste pour les remplacer par le carton perforé d'un piano mécanique. Au cœur de son répertoire, les grandes figures du classicisme viennois Haydn, Mozart, Beethoven qui le fera exploser en rêvant d'un instrument qui n'existera jamais, celles du romantisme, Chopin et Liszt en tête, qui accompagneront et susciteront les profondes évolutions d'un instrument dont ils magnifieront les possibilités, avant que n'arrivent Debussy, Albéniz et Ravel qui rendront hommage à ce double héritage, puis des compositeurs qui iront parfois au-delà des capacités d'un instrument qui se modifiera pour devenir plus grand, plus lourd, plus robuste sous les doigts de l'interprète, plus sonore pour lutter contre les grands orchestres.

Cette histoire fabuleuse intrique la facture instrumentale, l'industrie métallurgique, les métiers d'art, la société des hommes, les interprètes et les compositeurs. Elle a bouleversé celle de la musique jusque dans la relation même du public au concert tel qu'on le conçoit aujourd'hui, de façon si forte que peu savent qu'avant Franz Liszt (1811-1886) personne ne jouait par cœur des œuvres entières, seul sur scène, du début à la fin d'un... récital – nom inventé par le compositeur en 1840. C'est comme si tout un pan de l'histoire de la musique s'était évaporé.

La Nouvelle Athènes – Centre des pianos romantiques veut donc écrire dans le détail cette aventure en collationnant tout ce qui la concerne, pour la faire connaître des mélomanes et la mettre à disposition des musiciens, selon les mots même de sa fondatrice Sylvie Brély : « Nous voulons associer de façon étroite les collectionneurs, les restaurateurs et facteurs de pianos anciens, les pianistes et les clavecinistes les jouant de façon raisonnée et instruite, les étudiants qui veulent explorer cette voie, les musicologues chercheurs, les critiques musicaux et le public. » Comment ? En organisant des « conférences, des ateliers, des concerts et des récitals thématiques, des classes de maîtres et des lieux d'échanges publics inspirés par l'atmosphère de cette fameuse Nouvelle Athènes, quartier parisien où Chopin, Liszt, Berlioz, Kalkbrenner, Herz, Sand, Heine, Delacroix se croisaient quotidiennement. »

Il est intéressant de demander à Edoardo Torbianelli, pianofortiste étroitement associé à La Nouvelle Athènes, musicologue et professeur, comment un musicien italien de sa génération s'est tourné vers l'ancêtre du piano moderne : « J'étais pianiste mais j'ai commencé à m'intéresser au clavecin avant mes 20 ans et j'ai travaillé avec des musiciens italiens. J'étais passionné par la musique ancienne mais, dans l'Italie de ces années-là, il y avait peu de sources musicologiques et peu d'instruments jouables. Puis j'ai continué mes études de piano et de clavecin en Belgique, à Anvers où j'ai trouvé des bibliothèques très riches qui m'ont permis d'apprendre de front le jeu même des pianos anciens et les méthodes en traitant. Mais même avant tout cela, j'étais déjà passionné par les pianos historiques. Adolescent, dès que j'en voyais un, je ne pouvais pas le quitter sans l'avoir touché. À cette époque, il y a plus de trente ans puisque je vais sur mes cinquante ans, il n'y avait pas encore l'intérêt qu'il y a aujourd'hui pour les pianofortes. »

Edoardo Torbianelli
© Choukhri Dje

Mais comment passe-t-on du piano moderne aux pianos des temps anciens, est-ce si aisé ? « En fait quand j'étudiais en Belgique, j'ai eu des crises techniques que j'ai résolues en entrant en contact avec les sources historiques et didactiques. Dans les Flandres, je découvrais tout ce dont j'avais besoin dans la bibliothèque. J'étais très passionné, avide de savoir. Peu à peu, je me suis senti capable de dominer les claviers anciens et de comprendre pourquoi. Et là tout a commencé, quand j'ai été nommé professeur à la Haute école de musique ancienne de Bâle, en Suisse. J'ai eu d'un coup accès à de nombreux instruments, à des collections, j'ai pu jouer de plus en plus en public, enregistrer des disques. Et épanouir mon jeu avec ma connaissance de plus en plus grande des instruments historiques. »

En fait, Torbianelli appartient à une génération charnière dont le parcours a été assez classique : piano, puis clavecin, puis pianoforte, alors qu'il y a aujourd'hui des clavecinistes qui ne sont pas passés par la case piano moderne plus que quelques petits mois et sont directement passés à l'étude du clavier à cordes pincées. Mais existe-il une nouvelle génération de pianofortistes jamais passée par le Steinway des temps modernes ? « Je ne pense pas... Le pianoforte est un choix fait par un musicien qui joue déjà du clavecin ou du piano moderne. » Cela a-t-il une influence sur le jeu des uns ou des autres ? « Ceux qui viennent du clavecin ont souvent, pas tous, un répertoire plus limité que ceux qui viennent du piano moderne, pour des raisons de technique instrumentale. »

Tous les pianistes modernes qui jouent aujourd'hui du pianoforte de façon irrégulière sont-ils pertinents ? C'est une question que l'on peut se poser quand on voit la grande quantité de disques publiés chaque mois sur des pianos anciens allant de la période classique au début du XXe siècle. « J'ai l'impression que tout n'est effectivement pas du même intérêt. Il y a des pianistes qui font « la trouvaille » de jouer sur des instruments d'époque peut-être parce que c'est la mode, même si certains sont évidemment sincères dans leur démarche, attirés par la sonorité si différente, mais ils n'ont pas une démarche approfondie sur le regard que l'on doit porter sur l'esthétique de la technique pianistique de l'époque... que l'on peut d'ailleurs mettre en pratique sur des instruments modernes. Il y a tant à chercher sur le plan de l'accentuation, de la flexibilité du phrasé, des rapports de sonorité entre les voix, de la pédalisation, sur les différentes techniques de tenue du son, de l'harmonie avec les doigts... toutes choses capitales de la technique ancienne ignorées de nos jours de beaucoup d'instrumentistes modernes qui usent d'une pédalisation un peu lourde et pas assez ponctuelle alors même qu'ils pourraient l'utiliser. »

Mais un instrumentiste « moderne » à la grande maîtrise technique et à l'oreille très fine, ne peut-il pas plus facilement jouer un instrument de 1890-1900 qu'un Pleyel ou un Erard de 1830 ou 1840 ? « Oui, c'est sans doute plus simple. Mais il faut bien sûr connaître et expérimenter l'évolution de la facture instrumentale pour la comprendre ! L'intention de La Nouvelle Athènes est justement de créer un réseau d'instruments en excellent état, de mettre ensemble des connaissances, des musiciens, des chercheurs, des étudiants pour permettre ces explorations, ces approfondissements. Et nous avons déjà fait des progrès énormes. »

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Cet article a été sponsorisé par La Nouvelle Athènes – Centre des pianos romantiques.