En 2022, le chorégraphe flamand Sidi Larbi Cherkaoui a pris la tête du Ballet du Grand Théâtre de Genève. Formé auprès d’Anne Teresa de Keersmaeker et Alain Platel, il est connu pour son dialogue interculturel et interdisciplinaire et a collaboré avec de nombreux chorégraphes et compagnies, telles que le Grand Théâtre de Genève, l’Opéra national de Paris et les Ballets de Monte-Carlo. Il a fondé la compagnie de danse contemporaine Eastman en 2010 puis a dirigé le Ballet Royal de Flandre entre 2015 et 2021.

Laurine Mortha : Vous rejoignez le Grand Théâtre de Genève en tant que directeur du ballet, à la suite de Philippe Cohen. Qu’est-ce qui vous a donné envie de reprendre le flambeau et d’écrire cette nouvelle page de votre parcours ?

Sidi Larbi Cherkaoui : Il y a eu plusieurs raisons. Tout d’abord, il s’agissait pour moi d’un retour aux sources car j’ai eu la chance de travailler en tant que chorégraphe avec cette compagnie à mes débuts. En 2005, lors des premières années de Philippe Cohen en tant que directeur de la compagnie, j’ai créé un spectacle qui s’appelait Loin. Cette création réunissait beaucoup d’éléments fondateurs de ma façon de chorégraphier et était interprétée par un groupe de danseurs fabuleux – à l’époque, j’avais le même âge que les danseurs de la troupe et une vraie connivence s’était établie. Lorsque Philippe m’a proposé de reprendre la direction artistique, j’ai été touché car il y avait une forme de passage de témoin. Philippe cherchait aussi qu’un chorégraphe reprenne la direction artistique de la compagnie, qui puisse créer et continuer de développer son répertoire. Une autre raison pour moi était mon envie de travailler à nouveau avec Aviel Cahn [Directeur du Grand Théâtre de Genève], avec qui j’ai eu la chance de collaborer artistiquement et professionnellement au Ballet Royal de Flandre. Enfin, et à titre plus personnel, j’avais l’envie d’explorer ma vie en-dehors de la Belgique, mon pays natal, dans une compagnie où je me sentais bienvenu.

Sidi Larbi Cherkaoui
© Joris Casaer

Pourquoi aviez-vous envie de travailler plus particulièrement avec les danseurs du Ballet du Grand Théâtre de Genève ?   

J’ai déjà travaillé avec cette compagnie et j’ai gardé des relations d’amitié avec certains danseurs de l’époque. J’ai aussi toujours été frappé par son incroyable ouverture internationale, par l’origine très cosmopolite de la troupe mais aussi par la situation géographique de Genève, ville-carrefour entre la France, l’Italie et l’Allemagne. Bien que né en Flandre, je me sens parfois comme un étranger du fait de mon parcours et de ma vie. Au moins à Genève, je suis véritablement un étranger ! Je me sens souvent comme un directeur-voyageur, partagé entre plusieurs cultures, et je suis heureux de trouver à Genève un réel multiculturalisme. Il me semble aussi que la même ouverture existe dans cette compagnie au niveau des genres : elle ne s’est jamais axée sur l’opposition entre hommes et femmes, contrairement à beaucoup de compagnies de répertoire qui peuvent être encore bloquées dans des schémas plus anciens. Enfin, je me réjouis de travailler de façon plus intime avec un ensemble plus resserré que le Ballet Royal de Flandre.

Quels thèmes souhaitez-vous développer lors de votre première saison artistique avec le ballet ?

Cette saison est avant tout une ode à Philippe Cohen, dans l’idée d’honorer son héritage et de réaliser un passage de relais naturel. Cet été, la reprise de mes pièces Faun / Noetic s’inscrivait dans une logique de continuité très organique. Pour cette saison, j’ai envie d’explorer le thème de la rencontre et du dépassement des frontières. Genève est une ville-carrefour, j’ai donc envie de travailler sur le thème des rencontres entre les cultures, entre les genres, entre les styles de danse, et même plus largement entre les arts. Cette première saison sera fortement axée autour du dialogue entre les chorégraphes et les artistes plasticiens, et la façon dont les danseurs naviguent entre ces deux mondes (à la fois en tant qu’interprètes, mais aussi comme parties d’une œuvre d’art globale). C’est pour moi une façon de réfléchir à ce qu’est une compagnie de répertoire au XXIe siècle : comment se met-elle en relation avec son passé et le monde actuel ? Cette idée du décloisonnement des arts sera le fil rouge de la saison et il y aura d’autres projets pour les saisons à venir.

Quels sont ces projets ?

Je souhaiterais que nous soyons plus présents à Genève en créant de nouvelles collaborations artistiques avec les incroyables institutions culturelles de la ville de Genève, telles que l’Association de Danse Contemporaine, la Comédie de Genève, le Ballet Junior… Aviel Cahn et moi avons aussi l’envie d’une interaction plus dynamique entre l’opéra et la danse, notamment en créant une mise en scène chorégraphiée pour un opéra. 

Vous travaillez en ce moment sur une création pour le ballet du Grand Théâtre de Genève intitulée Ukiyo-e, dont la première aura lieu en novembre. Pouvez-vous nous en parler ?

Cette création sera le deuxième volet d’une soirée partagée avec le chorégraphe Damien Jalet et sa pièce Skid, créée en 2017. Ma création sera une réponse à la sienne, qui mettait en scène un plateau fortement incliné et des danseurs soumis à la gravité. Damien et moi avons tous les deux un lien fort avec le Japon, qui unit les deux pièces. Skid a été inspirée par les cérémonies rituelles shintoïstes d’onbashira matsuri, dangereuses épreuves de descente de montagne à bord de grands troncs d’arbres. En réponse à cette idée de gravité, je travaille de mon côté sur l’idée d’« ukiyo-e », qui signifie « monde flottant ». Dans le travail de création, je me représente l’énergie des corps comme celle de l’eau : des corps emportés par des tsunamis ou par des vagues plus calmes, des corps ballottés dans toutes les directions comme après un orage. Les costumes seront créés par le talentueux designer japonais Yuima Nakazato. Alexander Dodge, avec qui j’ai collaboré en 2009 sur la création Orbo Novo, réalisera la scénographie pour laquelle nous avons imaginé des escaliers qui font écho au plateau pentu de Skid. Ces escaliers permettent de remonter et de sortir après la chute de Skid

Deux chorégraphies de Damien Jalet entreront au répertoire du ballet du Grand Théâtre de Genève : Skid et Thr(o)ugh. Pourquoi aviez-vous envie de proposer ces pièces à Genève ? 

Le travail de Damien, que je connais depuis plus de vingt ans, est à la fois unique et très radical. Sa chorégraphie est engagée mais évoque aussi selon moi l’univers de la science-fiction, avec des collaborations fréquentes avec des artistes plasticiens comme Kohei Nawa. Les expériences visuellement très prenantes auxquelles on assiste donnent l’impression d’aller au-delà de l’humain (par exemple avec Vessel, créé en 2019). Paradoxalement, aller au-delà de l’humain est souvent ce que la société exige des humains : travailler comme des machines, répondre rapidement et de façon conventionnelle. Les chorégraphies de Damien sont un reflet de cette société-là. Les deux pièces qui feront partie de la nouvelle saison sont assez différentes l’une de l’autre. Skid est plus contemplative : les corps des danseurs descendent d’un plateau comme des anges du ciel et s’acharnent à remonter contre la gravité, contre cette nature qui nous tire vers le bas. J’ai eu le sentiment que mon cœur tombait lui aussi lorsque j’ai découvert cette pièce. Thr(o)ugh a été conçue un mois après l’attaque terroriste du Bataclan, qui avait beaucoup marqué Damien. Ce spectacle résonne comme une alarme, les corps des hommes sont lancés dans une forme de frénésie, comme s’ils participaient à un crash-test. 

Vous confierez également au printemps prochain une création au chorégraphe Fouad Boussouf. Quelle a été la raison de ce choix artistique ?

Lorsque j’ai découvert le travail de Fouad, j’ai été ébloui par son rapport au public. Il développe des œuvres qui créent des interactions avec le public d’une chaleur humaine exceptionnelle. Il y a une forme de bonté dans ses pièces, bonté qui est souvent perçue à tort comme un sentiment naïf – alors qu’il est tellement plus facile d’être un cynique (j’en suis un d’ailleurs !) plutôt que de travailler à dispenser quelque chose de l’ordre de la sympathie et de la générosité. Le multiculturalisme de Fouad, le croisement du hip-hop et de la danse contemporaine, mais aussi l’aspect de rituel quasiment folklorique de son travail sont aussi des axes qui s’inscrivaient bien dans la première saison que je souhaite proposer à Genève. Mais c’est avant tout sa générosité vis-à-vis du public qui m’a séduit et qui, je l’espère, séduira le public de Genève.


Cet article a été sponsorisé par le Grand Théâtre de Genève.