Pendant son mandat de directeur musical du Gewandhausorchester Leipzig de 2005 à 2016, Riccardo Chailly a entrepris l’équivalent d’une réévaluation de la musique de Beethoven, interprétant et enregistrant le cycle des neuf symphonies selon une approche rafraîchissante et revigorante. À l’occasion du 250e anniversaire de la naissance du compositeur, Chailly revisite ce cycle épique avec son orchestre maison, la Filarmonica della Scala. Alors qu’ils s’embarquent pour une tournée européenne, j’ai rencontré le maestro pour examiner sa relation avec les symphonies beethoveniennes.

Riccardo Chailly
© Stefano Guindani

MP : Quand vous avez donné le cycle avec le Gewandhaus de Leipzig, vous avez opté pour une approche très vive des tempos et des textures – presque comparable aux pratiques des interprétations « historiquement informées ». Comment êtes-vous parvenu à cette palette fine, épurée dans Beethoven ?

RC : La tradition beethovenienne vibrante de l’orchestre du Gewandhaus de Leipzig remonte à l’époque où Beethoven était encore en vie. Devenir Kapellmeister du Gewandhaus, c’est rejoindre une tradition glorieuse et être continuellement confronté aux défis des quatre B : Bach, Beethoven, Brahms et Bruckner, qui ont joué un rôle tellement important dans l’histoire de cet orchestre. Quand j’étais directeur musical, j’ai décidé de lancer une nouvelle intégrale Beethoven. J’ai rassemblé tous les musiciens de l’orchestre, je leur ai expliqué ma vision, fondée sur les intentions du compositeur, et ils se sont montrés immédiatement enthousiastes. Après toutes ces années, je suis très heureux que cette expérience soit devenue pour certains une nouvelle référence pour l’interprétation de Beethoven.

Maintenant que vous interprétez le cycle avec la Filarmonica della Scala, votre approche de ces œuvres a-t-elle changé, par rapport à votre mandat à Leipzig ?

Les deux sont d’excellents orchestres, chacun avec une identité forte, et aujourd’hui je peux aborder un nouveau cycle avec des choix moins radicaux, avec davantage de liberté. La Filarmonica avait depuis ses débuts une longue tradition beethovenienne et les musiciens me suivent dans ce périple d’une façon exemplaire.

Riccardo Chailly dirige la Filarmonica della Scala
© Giorgio Gori | Filarmonica della Scala

Comment est-ce que vous abordez ces œuvres quand vous jouez l’intégralité du cycle ?

La dimension cyclique est fondamentale, non seulement à l’intérieur de chaque symphonie mais aussi dans la longue séquence des neuf – au-delà des cas évidents comme la « Marcia funebre » de l’Eroica, où les cors entonnent exactement le célèbre motif d’ouverture de la Cinquième. Parfois, des couples de symphonies qui paraissent opposées sont au contraire subtilement connectées : la Septième, dont la tonalité principale est la majeur, utilise souvent, étrangement, le ton de fa majeur, qui n’est pas complémentaire du tout. La Huitième, qui est en fa majeur, fait réciproquement un usage extensif de la majeur. Évidemment, une telle approche du cycle n’est pas compatible avec la classification traditionnelle des œuvres majeures et secondaires. Chacune des neuf symphonies, dès ses toutes premières notes, est un chef-d’œuvre unique dont les fondations reposent sur les précédents opus et qui prépare le terrain pour les suivants. Et le fait que la Deuxième, la Quatrième, la Sixième et la Huitième semblent plus joyeuses, lumineuses et peut-être plus classiques comparées à l’Eroica, la Cinquième, la Septième ou la Neuvième, n’a rien à voir avec un jugement de valeur.

À quel point peut-on se fier aux indications de Beethoven, notamment ses indications métronomiques ? Quelles éditions des partitions utilisez-vous (et pourquoi) ?

On a beaucoup discuté, écrit, formulé des hypothèses sur les indications métronomiques de Beethoven, sur le nombre de battements par minute et le tempo qu’il avait donc en tête pour ses symphonies. Leur valeur précise est longtemps restée incompatible avec la pratique de concert qui liait le sens de la musique à une largeur des respirations. La tendance de nombreux orchestres modernes à jouer lentement est responsable du reste : on a cru qu’il pensait à des demi-tempos ; que ses indications étaient utopiques, que ce n’étaient pas vraiment des directives. J’ai étudié de nombreuses éditions et l’Urtext, puis je suis retourné à l’ancienne édition Peters que j’ai révisée. Elle est présentée d’une façon extrêmement claire et c’est une base solide pour notre matériel d’orchestre. Par ailleurs, j’ai soigneusement examiné l’édition critique d’Igor Markevitch et, dans les années 1980, les notes que George Szell avait écrites dans ses partitions. C’est de tout cela que ma vision est née.

Riccardo Chailly
© Stefano Guindani

Les deux premières symphonies sont très « classiques » de nature – presque haydniennes – mais ensuite arrive l’Eroica, comme un coup de tonnerre dans le monde symphonique. Avec une œuvre aussi célèbre que l’Eroica ou la Cinquième –, est-ce encore possible de choquer le public ?

Il y a eu une longue réflexion sur la façon dont Beethoven prend sa source au classicisme de Haydn, un compositeur dont Beethoven était l’élève et dont les symphonies londoniennes ont servi de modèle pour lui, à bien des égards. C’est un long cheminement qui a conduit Beethoven dans le genre symphonique. Le travail sur la Première a duré de 1795 à 1800. Dans le même temps, il a expérimenté la forme en quatre mouvements dans ses trios avec piano et ses sonates pour clavier, qui révèlent déjà un style symphonique. Avec la Deuxième commencent les malentendus. Comparée aux audaces de la Première, l’œuvre a immédiatement été perçue comme un pas en arrière. Pendant longtemps, la Deuxième a été considérée comme étant plus linéaire que la Première, une sorte de dernier hommage à la vieille génération avant que l’Eroica n’ouvre de nouveaux horizons. Le finale est incroyablement moderne, ce qui a dû choquer les spectateurs de l’époque. Tempo : 152 à la blanche. L’Eroica est un challenge aussi bien pour les auditeurs d’aujourd’hui que pour ceux de l’époque de Beethoven. Dans le premier mouvement, pour la première fois dans l’histoire symphonique, il utilise des syncopes comme élément moteur, ce qui lui ouvre de nouveaux horizons : cette symphonie devait être l’étendard d’une humanité forte, confiante face à l’éternité, et elle l’est. Les hémioles brutales, qui bousculent le tempo, représentent toujours une surprise, même pour l’auditeur moderne.

Riccardo Chailly
© Brescia & Amisano | Filarmonica della Scala

La Quatrième et la Huitième sont souvent sous-estimées quand on les compare à leurs puissantes voisines. Est-ce que ces symphonies « Cendrillon » souffrent d’être programmées à côté des autres ? Peuvent-elles nous donner des informations sur la façon dont nous les entendons ?

Jusqu’à présent, la Quatrième a eu du mal à s’imposer dans le répertoire, coincée comme elle l’est entre la Troisième héroïque et la Cinquième révolutionnaire, et aussi à cause du cliché selon lequel elle serait la plus inoffensive parmi les symphonies « paires » et légères. Encore une fois, la clé pour accéder à sa signification cachée se trouve dans les notes. Le dernier mouvement est un Allegro ma non troppo, donc rapide mais pas trop. C’est peut-être le cas mais si vous vous en tenez aux indications métronomiques, ce « pas trop vite » devient pratiquement injouable.

Les doubles croches s’articulent de manière impalpable, scintillant dans une partition déjà plongée dans le songe d’une nuit d’été. Vous pouvez alors comprendre ce que Mendelssohn voulait dire quand il a déclaré que cette symphonie était « la plus romantique ». La danse des elfes du finale dégage une élégance qui naît de la précision et qui représente vraiment le contrepoint joyeux du drame de l’Eroica. Ici, la forme primordiale de la syncope, le caractère implacable des transitions – que l’on ne rencontrait auparavant que dans la Sonate « Waldstein » – et la magie cristalline du matériau thématique éliminent toute trace de cette légèreté confortable qui avait fait de la Quatrième une Cendrillon parmi les symphonies de Beethoven. La Huitième est aussi un miracle de beauté. Avec Beethoven, rien n’est laissé au hasard et rien n’est certainement sans danger. Si vous écoutez attentivement, Beethoven semble ne renverser le rythme qu’en passant, mais il développe le même aspect volatile que dans l’Eroica ; seulement, cette fois, c’est avec un caractère excentrique qui refuse tout drame.

Riccardo Chailly
© Ronald Knapp

Quelle symphonie (ou mouvement) est la plus problématique, la plus difficile à « bien » jouer ? Et comment est-ce que vous résolvez ces problèmes ?

J’adore la Huitième. Si vous commencez le premier mouvement complètement alla breve – c’est ce qu’il faut faire si on se réfère au 69 du métronome – je pense que cela transforme l’œuvre en quelque chose qui a une grande part d’esprit de la musique de danse. Ensuite il y a ce délicieux second mouvement, un scherzo. Mais le finale est le point le plus extrême des neuf symphonies. L’indication métronomique est presque paradoxale, à 84, ce qui est vraiment à la limite pour les interprètes. En fait, cela va bien au-delà. Je l’ai enregistré en suivant cette indication originale et j’admire la capacité de l’orchestre à s’y attaquer à une telle vitesse.

Parmi les neuf symphonies, avez-vous un mouvement préféré que vous avez toujours hâte de diriger, d’écouter ?

Mon mouvement préféré, c’est la chronologie des neuf symphonies, pour la cohérence absolue qui les relie dans leur succession. Chaque symphonie ne peut pas être séparée de la précédente et est intimement liée à la suivante.


Cet article a été traduit de l'anglais par Tristan Labouret.