Fondateur du Festival International de Piano de La Roque d’Anthéron et de La Folle Journée de Nantes, René Martin s’apprête à donner le coup d’envoi de la 58e édition du Festival de la Grange de Meslay, au-dessus duquel plane toujours l’ombre de l’ancien maître des lieux, Sviatoslav Richter. Rencontre avec l’héritier spirituel du célèbre pianiste.

Tristan Labouret : Vous êtes à la tête d’une quantité de manifestations. Quelle est la recette – ou quels sont les ingrédients – d’un festival réussi ?

René Martin : C’est difficile à dire, parce que chaque festival a sa personnalité. À la Grange de Meslay, je prolonge une histoire, l’histoire de son créateur, Sviatoslav Richter. J’essaie donc de respecter sa direction. C’est avant tout un festival de piano ; l’acoustique peut être un peu ingrate pour d’autres formations. Mais il y a une atmosphère absolument magique, une qualité de silence – qui est peut-être due d’ailleurs à l’acoustique – et une proximité avec l’artiste qui font que tout à coup, il se produit quelque chose d’exceptionnel.

Concert dans la Grange de Meslay
© Gérard Proust

Au Mont Saint-Michel, c’est différent. On ne peut pas programmer de piano : vous avez une réverbération de trois secondes et demi, de quatre secondes… Ce serait une aberration ! L’acoustique détermine la programmation, le lieu est extrêmement important. Quand j’ai visité le Mont Saint-Michel avec le projet d’y créer un festival, j’ai immédiatement pensé qu’on ne pouvait pas demander au public de monter tous les jours 800 marches ! C’est pourquoi j’ai imaginé un festival de la baie du Mont Saint-Michel, conçu comme un voyage initiatique, qui part de Granville et se rapproche petit à petit, en passant par des petits villages, des églises extraordinaires ; enfin, le dimanche, c’est l’ascension du Mont Saint-Michel, pour accéder à la Merveille. Et là, chose rare, les monuments nationaux ont fait en sorte que le Mont Saint-Michel soit privatisé : de 6h du matin jusqu’à minuit le soir, la musique est seule reine au Mont Saint-Michel. J’essaie alors d’amener un supplément d’âme au lieu. Il a déjà en soi une identité extraordinaire mais j’amène ce qui va le magnifier.

À La Roque d’Anthéron, quand j’ai découvert ce site absolument inouï, cette cathédrale de verdure avec des platanes de 300 ans, des séquoias de 150 ans, j’ai instantanément imaginé créer un auditorium. Cela s’est construit progressivement. Et quoi qu’il en soit, le lieu avait aussi une force, dès le début. Si La Roque d’Anthéron est aujourd’hui ce qu’elle est, c’est parce qu’il y avait tous les ingrédients : un lieu absolument magique et le piano qui correspond exactement à cette atmosphère. C’est pour cela que le Festival est un succès.

René Martin à La Folle Journée de Nantes
© DR

Et La Folle Journée ?

La Folle Journée, c’est différent, c’est un concept complètement novateur. Je m’occupais déjà de La Roque, de festivals prestigieux… Mais je suis quelqu’un de très curieux. Je vais écouter des concerts de jazz, des concerts de rock. Or en 1993 j’étais allé à un concert de U2 au stade de la Beaujoire, à Nantes, un concert formidable, avec une mise en scène somptueuse ! Et en voyant les 35.000 jeunes qui étaient présents dans le public, je me suis demandé pourquoi ils ne venaient pas à La Roque, pourquoi ils ne venaient pas dans les festivals que j’organise. Cela a été une vraie prise de conscience pour moi. Je me suis dit alors qu’il fallait absolument que je trouve les « clés » ; si ces spectateurs avaient écouté Le Sacre du printemps, la Symphonie alpestre de Richard Strauss, ils auraient été conquis de la même façon ! Mais malheureusement, ils n’ont pas la chance de rencontrer cette musique.

Il fallait donc que je crée quelque chose qui permette à des milliers de personnes d’oser venir à la rencontre de la musique classique, en désacralisant l’image qu’on en a, en organisant par exemple des concerts très courts… Tout cela a été finement analysé, évidemment, je suis intransigeant, il ne s’agissait pas de faire du crossover. J’ai donc lancé la première édition de La Folle Journée en 1995 et cela a été extraordinaire ! 40.000 spectateurs sont venus, on a vendu 15.000 CDs alors qu’à cette époque on disait que le disque était moribond, que la musique classique n’attirait plus personne… En tout cas, l’unité de lieu est extrêmement importante. Il faut que les gens se croisent, l’artiste, le public, il y a quelque chose d’extrêmement fraternel dans la Folle Journée !

À la Grange de Meslay, vous essayez d’être fidèle à l’esprit de Sviatoslav Richter ; quel est-il ? Quels sont ses valeurs, ses principes ?

Tout d’abord, il s’agit de présenter l’élite : cette année, nous avons Arcadi Volodos, Mikhaïl Pletnev et Marc-André Hamelin, trois personnalités indiscutables dans l’histoire de l’interprétation. Marc-André Hamelin, c’est une encyclopédie inimaginable ; il a quasiment tout joué, il est d’une curiosité sans limites, il a une technique, une musicalité… C’est une personnalité qui n’a pas encore la place qu’il mérite à mon sens. C’est un guide pour tous les autres pianistes.

La Grange de Meslay
© Gérard Proust

Pletnev, c’est l’invention, l’inspiration. Il se permet parfois de prendre une partition et d’ajouter quelque chose : par exemple, quand il joue les Tableaux d’une exposition de Moussorgski, tout à coup, il improvise, il ajoute quelques petits éléments, on a l’impression qu’il compose l’œuvre lui-même, qu'elle naît sous ses doigts, c’est absolument magique ! Et Arcadi Volodos, c’est la perfection absolue. Avec Richter, il y avait toujours cela : il invitait Pollini, Michelangeli, on entendait toujours des références absolues. Donc je respecte sa volonté. Si Richter écoutait Volodos aujourd’hui, il me dirait : « René, j’arrête le piano ! »

Et puis Richter proposait des découvertes. C’est à la Grange de Meslay qu’Andreï Gavrilov et Zoltán Kocsis se sont révélés, c’est Richter qui les a fait connaître ! De la même manière, cette année, un élève de Nelson Goerner, Gabriel Stern, un artiste hallucinant de virtuosité et de poésie, va venir jouer les Études d’exécution transcendante de Liszt. Parmi les jeunes pianistes, nous aurons aussi David Kadouch, un poète d’une telle intelligence pour construire ses programmes, pour tisser des liens entre tel compositeur et tel autre… C’est inné chez David Kadouch. Ces deux artistes auraient énormément plu à Richter !

Comment avez-vous rencontré Sviatoslav Richter ?

Le premier concert que j’ai organisé, à Nantes, j'avais 21 ans, c’était Wilhelm Kempff. J’avais été voir l’agent de Kempff et je ne sais pas comment, peut-être par conviction, par enthousiasme, j’ai réussi à le convaincre. Pour la deuxième saison, je suis allé à Paris voir Richter qui donnait un récital. J’ai eu la chance de pouvoir accéder à sa loge. Je suis entré et il a été surpris de voir un jeune garçon qui venait lui demander de donner un concert… Et il a accepté. Au fur et à mesure, une vraie complicité s’est installée avec Richter. J’ai commencé à organiser beaucoup de concerts avec lui, puis il m’a confié son festival. Cela a été la plus belle récompense que je pouvais imaginer ! Car il était d’une exigence redoutable sur la qualité des programmes, sur le moindre détail. J’ai fait des erreurs, j’ai appris, mais tout cela m’a rendu extrêmement exigeant.

La Grange de Meslay
© Gérard Proust

Est-ce qu’il n’y a pas un paradoxe entre ce perfectionnisme et le fait qu’il soit tombé amoureux d’une grange où les premiers concerts se jouaient dans la terre battue, avec des nids de chouette sous le toit ?

Mais ce lieu a une force tellurique, une puissance énorme ! Monsieur Richter, c’était l’aristocratie du cœur… Quand il était en tournée, il fallait absolument qu’une fois par jour, il ait un choc esthétique. Cela pouvait avoir lieu dans un musée, dans une petite chapelle… J’ai un souvenir absolument magnifique : j’allais souvent le chercher en Italie ; je le ramenais en France, avec son piano Yamaha dans ma Renault Espace. Dès qu’on arrivait à l’hôtel, je descendais le piano et il commençait à travailler. Un jour, nous nous sommes arrêtés à Vence. J’ai alors demandé l’autorisation aux religieuses de voir la Chapelle de Matisse, une chapelle extraordinaire, toute petite mais dont les vitraux, le ciboire, tout a été dessiné par Matisse. J’ai laissé Richter une heure et demie dans la chapelle. Il s’est assis à une place qu’il n’a jamais quittée, il regardait la trajectoire du soleil à travers les vitraux, comment la chapelle changeait de couleur… Quand il est sorti, il ne parlait plus. C’était un choc esthétique inouï. Et c’est ce dont il avait besoin, cela le nourrissait.

Pourquoi est-il tombé amoureux de la Grange de Meslay ? Je le comprends tout à fait. C’est un lieu qui n’a pas d’âge, une abbaye du XIIe siècle qui allie la paysannerie, l’aristocratie, la simplicité du monde rural, la dimension mystique des grands bâtisseurs… C’est un lieu d’une noblesse inimaginable. Richter était très sensible à cela. Et à chaque fois que j’y vais, à chaque fois que je franchis le portail, je suis moi aussi saisi par le lieu.

René Martin
© DR

Vous vous montrez également soucieux de transmettre, via les masterclasses qui auront lieu cette année avec Claire Désert. Quel regard portez-vous sur la jeune génération ?

Selon moi, la jeune génération est d’une richesse absolue. J’ai extrêmement confiance en l’avenir. Je suis très agréablement surpris par les jeunes violonistes, violoncellistes, pianistes… Ils sont habités, extrêmement intelligents, ils ont les clés pour transmettre eux-mêmes, pour partager ; quand vous voyez Tanguy de Williencourt, Nathanaël Gouin, Astrig Siranossian, Manon Galy, il y a une telle beauté dans toutes ces personnes ! C’est pour cela que j’y crois aujourd’hui encore plus que jamais. Autrefois, il y avait peu d’élus ; aujourd’hui, il y en a de plus en plus. Il y avait peu d’élus parce qu’on n’avait pas tous ces moyens de détecter les jeunes musiciens très talentueux ; aujourd’hui, il y a des écoles de musique, des conservatoires partout en France, il y a de plus en plus de très bons professeurs. Au Conservatoire de Laval, vous avez 1000 élèves, à La Roche-sur-Yon, 1100, à Cholet, 1400. Ne me dites pas que les Français ne sont pas mélomanes ! Tous ces élèves qui pratiquent un instrument avec exigence… C’est là le paradoxe : comment les faire venir dans les salles de concert ? C’est le véritable enjeu des prochaines années.


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Cet article a été sponsorisé par le Festival de la Grange de Meslay.