Co-directeur avec Yoann Bourgeois du CCN2 (Centre chorégraphique national de Grenoble) depuis 2016, Rachid Ouramdane est un chorégraphe français engagé et intéressé par la recherche interdisciplinaire. Après avoir été artiste associé à Bonlieu (Scène nationale d'Annecy, de 2005 à 2015) et au Théâtre de la Ville à Paris (de 2010 à 2015), Rachid Ouramdane a plus récemment orienté son travail vers des créations pour grands ensembles (Tout autour, Tenir le temps, Möbius).
Laurine Mortha : Alors que les activités sociales et culturelles reprennent prudemment, pouvez-vous revenir sur la façon dont la crise vous a touché ?
Rachid Ouramdane : La crise m’a vraiment remis en question à la fois dans ma façon de produire et dans ma façon de créer. Côté production, je travaillais avant la crise sur une pièce en collaboration avec le Théâtre National du Japon, avec la participation de sept danseurs européens et de sept danseurs japonais, et la production devait avoir lieu au Japon. Quand ce projet a été annulé, j’ai eu l’impression d’être dans la même situation que les entreprises qui produisent à un endroit pour exporter ailleurs. Je me suis beaucoup interrogé sur cette façon de construire les projets, car une part importante de mon travail ces dernières années repose sur des échanges culturels internationaux. Bien sûr, la mobilité et l’ouverture internationale sont des valeurs importantes en termes de partage des horizons et de rapprochement des peuples. Mais cet interdit soudain de se déplacer m’a mis à mal dans ma façon de travailler – et à l’heure où je vous parle je n’arrive pas à réunir mes collaborateurs qui se situent dans différents pays d’Europe. Côté création, la notion de contact est bien sûr importante et depuis quelques années, je travaille de plus avec de grands ensembles. Là aussi, se tenir à distance a donc été une forme de violence. J’ai eu l’impression que mes outils et mon savoir m’étaient confisqués temporairement. Il a été nécessaire de se repositionner.
LM : Cette crise a-t-elle donc été un moment de réflexion, voire d’inspiration pour vous ?
RO : J’ai eu la sensation d’une vie à double vitesse. D’un côté, j’ai vécu un véritable séisme en termes de gestion de projet car en tant que directeur d’un centre chorégraphique, il m’a fallu travailler dur pour mettre en place le télétravail, suspendre ou annuler les projets, repenser les productions. Ce travail a été prenant et lourd car nos partenaires, notamment les intermittents, rencontraient de vraies difficultés. D’un autre côté, j’ai arrêté de voyager et ai passé du temps à la maison avec ma famille, en pleine nature. Cette immobilité m’a permis d’observer la nature et le changement des saisons, ce « sas personnel » m’a permis de me projeter et de réactiver l’imaginaire. Je pense néanmoins qu’il faut rester humble par rapport à cette idée du « monde d’après ». Je suis convaincu que ce que nous vivons va transformer les imaginaires et suis curieux de voir comment l’absence de contact va se répercuter dans les corps et les affects. Mais il est trop tôt pour en parler car tout ce qui touche au corps prend du temps, c’est une sédimentation lente. Je produis moi-même dans des processus longs : ce que je crée aujourd’hui est en réalité en germe depuis dix ans.
LM : Comment vous projetez-vous dans la reprise ?
RO : Je travaille aujourd’hui sur deux axes créatifs : les manifestations de plein air et les formes spectaculaires de taille plus intime. Je participerai en juillet à un événement qui s’appellera « La Grande Balade », en complicité avec la Scène Nationale d’Annecy, et qui sera un parcours de performances en plein air réalisées par des artistes du spectacle vivant dans un esprit éco-responsable. Cette participation s’inscrit dans un projet plus large : « Corps Extrêmes », qui sera ma prochaine création sur les sportifs de l’extrême, représentée je l’espère dans les théâtres au printemps 2021. Au-delà du vertige de la pratique extrême, je m’intéresse à ce qu’elle raconte de l’individu. Quand vous vous rapprochez de ces sportifs, vous découvrez que leur performance n’est qu’un épiphénomène d’une recherche fondamentale : ce ne sont pas des fous qui jouent avec la mort, mais des personnes qui se posent des questions sur leur espace de liberté. Où peut-on encore exister et comment peut-on traverser les espaces ? Cette réflexion à la fois écologique et intime trouvera une résonance plus forte encore avec le Covid.
D’ici là, je travaillerai sur « Les Traceurs », performances dans des immensités qui constitueront plusieurs étapes créatives de « Corps Extrêmes » : au Semnoz en juillet, aux Forts de Fenestrelle et de L’Esseillon en août dans le cadre du Festival Andiamo, avec la participation de sportifs de l’extrême (dont le highliner Nathan Paulin) et certains acrobates rencontrés dans la Compagnie XY (avec lesquels j’ai récemment co-chorégraphié le spectacle Möbius). Une autre façon de s’adapter a aussi été de réfléchir à des formes spectaculaires plus intimes : avec le Festival de Danse de Bolzano, nous développons l’idée d’une performance dans l’enceinte habituelle du théâtre, mais à une échelle quasiment individuelle où les artistes réaliseront un solo court pour un seul spectateur à la fois.
LM : Y aura-t-il des activités proposées au CCN2 pendant l’été ?
RO : Nous avons désormais des protocoles clairs et réfléchis par des experts qui nous ont permis de reprendre le travail de création avec les artistes mais pas encore de recevoir du public. Nous savons que le lien avec les communautés et le public est aujourd’hui très distendu et avons comme responsabilité de réinvestir l’espace créatif. Il me paraît urgent de pouvoir combler les privations ressenties en particulier par le jeune public ces derniers mois à travers des expériences généreuses et des formats orientés vers l’enfance. L’initiative « L’Autre Colo » (immersion dans la pratique artistique proposée l’été à des enfants qui ne peuvent pas nécessairement partir en vacances) sera repensée sous forme d’ateliers en plein air étalés sur une période de deux semaines. Nous travaillons aussi sur un format de spectacle de plein air destiné à l’enfance : un conte initiatique pendant lequel la danseuse Lora Juodkaite développe un mouvement de giration sur elle-même, proche du mouvement développé dans ma création Tordre. Nous allons aussi essayer de recréer de la proximité en ouvrant les répétitions au public (avec un accueil vigilant du public un par un). Enfin, et encore plus qu’avant, on va chercher des modes de productions toujours plus éthiques, plus sociaux.
Vous pouvez regarder Möbius en ligne.