Âgé de vingt-neuf ans, Pierre Dumoussaud n’est pas qu’un des maestros de demain. Bien lancée, sa carrière de chef d’orchestre est déjà passée par une quantité de fosses en France et au-delà : on l’a vu dans Fantasio à Montpellier, dans Carmen à Liège, dans Hamlet à Angers, Nantes et Rennes, il prépare une Belle Hélène très attendue à Lausanne et fera prochainement ses débuts au Bayerische Staatsoper dans Mignon. Et sa parole est aussi franche que sa baguette est claire…

Pierre Dumoussaud
© Natacha Colmez

Tristan Labouret : À l’origine, vous avez une formation de bassoniste… Comment s’est fait le passage du basson à la direction d’orchestre ?

Pierre Dumoussaud : En réalité j’ai fait les deux en parallèle pendant toute mon éducation musicale, dès le départ. J’ai commencé à diriger des chœurs à treize ans. Ma mère était choriste amateur, j’ai grandi seul avec elle et, quand son chœur répétait le week-end, elle n’avait pas d’autre choix que de m’emmener avec elle… d’où est née ma fascination pour ce métier de sculpteur de sons. Quand je suis arrivé au lycée, j’ai créé l’orchestre de mon lycée, quand j’étais au Conservatoire à Rayonnement Régional de Paris une classe de direction de chœur a été fondée et je l’ai aussitôt intégrée, puis s’est créé le Pôle Supérieur de Paris Boulogne-Billancourt où j’ai fait partie de la première promotion de la classe de direction d’ensembles… Je suis entré au CNSMD en basson, entré au CNSMD en direction…

J’ai gardé mon basson le plus longtemps possible, jusqu’à ce que je n’aie plus le temps de gratter une anche ! Mais je n’ai jamais eu d’hésitation : entre étudier la partition d’orchestre du Sacre du printemps et travailler un concerto de Kalliwoda, la question ne s’est jamais posée. L’instrument ne me manque pas mais jouer avec des gens, si ! J’ai rejoué récemment en orchestre pour la première fois depuis cinq ans, au sein d’un orchestre amateur, qu’est-ce que cela fait du bien ! D’être à l’intérieur, de faire partie du groupe, de jouer avec les autres…

Quand vous dirigez, vous ne diriez pas que vous « jouez avec les autres » ?

On joue… mais ce n’est pas forcément de la musique. On joue de la relation avec les gens, de son charisme, de son apparence, de ses gestes… Diriger, c’est un grand jeu : il y a de la stratégie, il faut qu’il y ait de l’humour, de l’empathie, de l’échange… Mais de là à dire qu’on joue de la musique, c’est difficile. Une grande partie du métier est une question de gestion des ressources : il faut mettre tout le monde ensemble, rappeler à untel ce qu’on a dit hier sur telle nuance, préciser quelque chose à tel autre qui vient d’arriver… Diriger, ce n’est pas simplement arriver au pupitre et montrer ce que raconte la quatrième symphonie de Brahms !

Mais ce que je dis là vient surtout de ma pratique de l’opéra. L’opéra oblige à trouver sa place dans un grand mécanisme, à réaliser qu’on est un tout petit engrenage parmi beaucoup d’autres.

Comment est-ce que vous vous êtes retrouvé plus impliqué dans le répertoire lyrique que symphonique ?

C’est drôle parce que cela ne faisait pas du tout partie de mon éducation musicale. J’étais un « orchestreux » à fond, je connaissais tout le répertoire, j’en étais dingue, j’avais des partitions d’orchestre partout dans ma chambre… alors que j’ai dû aller à l’opéra deux fois jusqu’à ma majorité peut-être ! Et d’un coup… paf. Je n’avais jamais dirigé d’opéra quand Marc Minkowski m’a proposé, quand j’avais 22 ans, de l’assister au Festival d’Aix-en-Provence, avec le London Symphony Orchestra… C’était un peu vertigineux ! Un an après, je l’ai assisté aussi sur Alceste, avec Les Musiciens du Louvre à l’Opéra de Paris, puis à nouveau au Festival d’Aix…

Je suis ensuite entré à l’Opéra de Bordeaux en tant que chef assistant. J’ai quitté Bordeaux en 2016 et j’ai gagné un concours de chef d’opéra à Liège l’année suivante, ce qui a provoqué un tournant très clair dans les invitations qu’on m’a proposées : tout à coup, on ne m’a demandé quasiment que de l’opéra ! J’y suis resté ensuite parce que cela se passait bien et je trouve que mon rôle a plus de sens : cela m’intéresse plus de trouver ma place dans un grand ensemble que d’affirmer ma légitimité seul sur un podium sous les projecteurs. Et il y a l’esprit de troupe, avec les chanteurs, qui est tellement important pour moi !

Quelle est la relation entre un chef d’orchestre et les chanteurs d’une production lyrique ?

Le chef a un rôle d’accompagnement. C'est un chef de chant avec un très, très gros piano ! Il y a une chose fondamentale à l’opéra, c’est que le chef est planqué contre le mur de la fosse quand les chanteurs sont face au public. Il faut être très clair : c’est eux qu’on attend, qu’on vient voir, écouter, c’est d’eux dont on guette les airs ou les notes… donc il faut leur prêter assistance et tenir un rôle de conseil artistique. Enfin, dans la dernière semaine, arrive le moment où il faut montrer que tu es le patron : quand tu as acquis la confiance des artistes, quand tu as échangé avec eux sur la dramaturgie, sur leur technique vocale, sur la mise en scène et sur la partition, tu as la légitimité, en dernier recours, de trancher parce que tu as quatre-vingts musiciens à gérer.

Mais cela se passe très bien, à condition d'avoir été là pendant un mois et d'avoir établi cette relation avec les gens. L’opéra apporte une forme de pragmatisme… J’ai été éduqué dans l’idée que la partition, l’Urtext était ma religion. L’importance allait au texte, à la justification de chaque trait, chaque point, chaque indication métronomique, etc. Mais à présent, je ne vais jamais prendre un tempo qui m’est confortable s'il embête un chanteur. Jamais !

Pierre Dumoussaud
© Natacha Colmez

Qu’en est-il de votre relation avec les metteurs en scène ?

Le meilleur objectif pour moi est de contribuer au spectacle, comme tout le monde, et donc de faciliter le travail des autres. Si le metteur en scène me demande de couper trois mesures parce que l’enfant de Butterfly est un robot, comme cela m’est arrivé à Rouen, et donc qu’il faut couper les deux mots où elle parle de son enfant sous apparence humaine, cela me va, je sais que Puccini ne va pas se retourner dans sa tombe !

Je ne suis pas metteur en scène donc je ne projette pas ma vision sur une œuvre. Je me nourris d’une œuvre, j’essaie de la comprendre et j’essaie de l’interpréter. Mais je n’ai pas de tableau à créer. Le metteur en scène nous emmène dans un imaginaire, un concept, un projet qui a une cohérence sur toute la soirée. Je ne vois pas l’intérêt de créer une faille dans son projet parce que le compositeur a rajouté une blanche et un soupir dans la version de telle année ! J’ai adoré travailler avec Tcherniakov, avec Clarac et Deloeil… J’ai une posture d’humilité face à ces artistes qui sont de leur côté vraiment obligés d’inventer.

Après la posture de démiurge adoptée par bien des chefs au siècle dernier, c’est la nouvelle posture du chef du XXIe siècle ?

Ces démiurges avaient une autorité artistique suprême, mais il ne faut pas croire que les orchestres n’attendent plus d’un chef une forme d’autorité. Il y a une grande partie des musiciens d’orchestre qui attendent du chef qu'il arbitre : parce qu’ils ne peuvent pas s’entendre entre eux, parce que cela fait quarante ans que le voisin presse dès qu’il a un triolet et que l’autre derrière joue trop fort dès qu’il a un mezzo forte, etc.

J'ai dirigé récemment un orchestre avec lequel cela s’est très bien passé… Je pensais que c’était dû au fait que je proposais quelque chose de vivant musicalement, parce que je ne fais jamais deux fois le même geste deux soirs de suite, mais j’ai appris plus tard que c’était aussi parce que j’avais repris quelques musiciens dont tout le monde attendait qu’ils soient remis à leur place !

Pierre Dumoussaud
© Natacha Colmez

Vous avez dirigé CarmenWerther, MignonHamlet, il y aura bientôt Pelléas, en ouverture de la saison prochaine à l’Opéra de Rouen…

[Rires] Est-ce que je suis un chef d’opéras français ? Si on me propose ce répertoire, c’est avant tout parce que je suis un artiste français et que les directeurs d’opéra se disent qu’ils vont gagner du temps pour obtenir un texte intelligible. Je n’ai pas envie de m’y enfermer mais si quelqu’un lisait dans l’avenir et m’annonçait que ma carrière ne serait faite que de ça, je ne serais pas malheureux non plus… du moment que je peux faire tout Massenet, qui est ce qui m’excite le plus dans l’opéra ! Tout Massenet, et tout Puccini !

Mais la question du répertoire est difficile, alors que c'est la première question qu’on te pose quand tu as 23 ans, que tu viens de rentrer dans le métier et qu’un directeur t’invite à déjeuner au milieu d’une série de répétitions. Comment savoir, comment répondre ? Cela fait seulement sept ans que j’agite les bras devant l’orchestre… Il faudrait que j’aie déjà tout fait avant de dire ce que je préfère ! Je peux dire que j’adore la Symphonie n° 4 de Brahms et Le Sacre du printemps – je l’ai déjà dit, d’ailleurs –, mais… je suis un peu boulimique. Face à un buffet, j’aime bien avoir goûté un peu à tout et, ensuite, je choisis ce que je préfère et je m’en gave ! Mais je veux être sûr d’avoir goûté absolument à tout pour ne pas manquer quelque chose !