À notre stade de l'histoire de la composition, mélanger des instruments électroniques et acoustiques n'est guère nouveau. De nombreux compositeurs et interprètes ont trouvé des façons de faire coexister sur scène des artistes en direct et des sons produits électroniquement au cours des presque 70 ans qui se sont écoulées depuis que Pierre Henry et Pierre Schaeffer ont créé Orpheus 53, leur opéra pour soprano et bande, souvent considéré comme la première performance électroacoustique. Il est rare cependant de trouver un compositeur qui réussisse à équilibrer les deux cotés de l'équation, qui ne traite pas un de ces deux aspects comme s'il accompagnait, augmentait ou colorait l'autre : la compositrice estonienne Marianna Liik fait partie des rares qui traitent équitablement instruments électroniques et acoustiques.
Que Liik considère ces deux familles instrumentales comme parentes ne devrait pas être une surprise. Après tout, cet opéra de Henry/Schaeffer était de l'histoire ancienne quand elle est née. Travailler avec l'électronique lui est venu naturellement, mais plus encore, c'est venu simultanément à la composition pour instruments plus traditionnels.
« C'est lié à mes débuts de compositrice en général et à mon inspiration », explique Liik, lors d'un appel vidéo depuis son domicile de Tallinn. Elle a commencé à composer sur la suggestion – presque un défi – de son père. Depuis cette première tentative, dit-elle, les instruments acoustiques, le son électronique et leur manipulation se sont mêlés dans son esprit.
Le père de Liik enseignait la flûte dans une école pour enfants quand elle était petite, et c'est lui qui lui a fait commencer le violon. Leur leçons hebdomadaires comprenaient des moments d'improvisation ensemble. Elle avait 18 ans quand elle s'est inscrite à l'Académie Estonienne de Musique et de Théâtre et a ainsi accepté le défi lancé par son père.
« Mon père m'a suggéré d'essayer de composer, dit-elle. Je me sentais un peu... que veux-tu dire par “composer” ? Je n'en avais aucune idée ! Pendant de nombreux mois, j'ai simplement ignoré tout cela », avoue-t-elle en riant, en repensant à ses hésitations initiales. Mais à partir du moment où elle s'y est mise, se souvient-elle, « c'était vraiment excitant. Je me souviens de deux jours que j'ai passés à composer une œuvre de douze minutes. » En commençant par des improvisations enregistrées pour violon et piano, elle a rempli les graves avec une contrebasse qu'elle avait trouvée dans un studio de répétition – « je l'ai juste prise, sans le dire à personne » – et c'est alors qu'elle a commencé à superposer les lignes instrumentales. Le processus de mise en forme, de modelage des sons a allumé une étincelle. Elle a ensuite achevé sa licence en composition électroacoustique et a trouvé sa voix en tant que compositrice.
« Ce que j'apprécie dans l'utilisation des outils électroniques, c'est que je peux créer ma propre combinaison de sons, dit-elle. Créer des détails et une disposition dans l'espace est très difficile. Travailler avec toutes ces strates, parfois avec des boucles et des répétitions, cela a influencé ma façon de penser pour des instruments acoustiques. »
Toutes les œuvres de Liik n'incluent pas l'électronique. Un rapide parcours de sa page Soundcloud révèle des pièces pour instruments seuls et petits ensembles, voix soliste, compositions orchestrales et chorales. On y trouve également des œuvres pour sons électroniques fixés (ce qu'on peut appeler « musique concrète » ou « musique pour bande », comme à l'époque de Henry et Schaeffer) qui semblent elles-mêmes d'ampleur orchestrale. Au fil de son œuvre, il y a une sorte d'expression monumentale en jeu, des mouvements tectoniques qui révèlent son intérêt pour les boucles et les structures. Liik porte un regard singulier qui témoigne de l'influence consciente de Giacinto Scelsi, réputé pour sa concentration intense et prolongée sur des notes uniques au piano. Les notes uniques sont des briques, le mur une forteresse.
« Je me souviens qu'un de mes professeurs m'a dit un jour : c'est naturel que vous vous intéressiez à l'orchestre, vous avez affaire à des masses », se souvient-elle. Le mouvement des masses se fait rapidement entendre dans l'une de ses dernières œuvres, Kurzschluß, une pièce pour orchestre qui a été donnée au festival Ung Nordisk Musik de Tampere, en Finlande, en août 2020. Malgré le titre (qui signifie « circuit court »), l'œuvre est entièrement acoustique. Elle s'ouvre sur les contrebasses, puis le tuba, qui établissent rapidement des fondations solides de tenues prolongées. En peu de temps, les pizzicati des cordes et les percussions amènent des perturbations brusques qui ressemblent presque à des procédés électroniques. De courtes notes répétées dans les cuivres suggèrent ensuite des boucles rapides. Cela s'adoucit légèrement lorsque des notes soutenues restent en l'air mais la masse ne diminue jamais en importance. Elle se construit avec une tension palpable. L'œuvre entière ne dure pas beaucoup plus que dix minutes et elle laisse une impression colossale.
Le sentiment de suspense que Liik crée dans ses œuvres rendrait naturels des travaux en musique de film, ce qu'elle a peu fait mais qu'elle tient vraiment à poursuivre. Écrire de la musique pour le théâtre intéresse également la compositrice qui semble toujours avoir soif de stimulations extérieures. « C'est rafraîchissant de faire différentes sortes de choses, dit-elle. Dans chaque pièce, d'une manière ou d'une autre, j'essaie de trouver quelque chose de neuf, un contenu ou une substance significative. Il s'agit de toujours essayer de trouver quelque chose de nouveau pour soi-même. »
« Mais composer ce n'est pas comme inventer, ajoute-t-elle avec fermeté. Très souvent, vous vous rendez compte que vous utilisez du matériau, des ingrédients que vous déjà utilisés auparavant. Afin d'obtenir le résultat sonore, vous avez besoin de quelques outils et de savoir comment construire la pièce. Il faut pratiquer et non inventer tout le temps. Pour construire des structures sonores, vous avez besoin d'expérience. »
Travailler avec d'autres musiciens et écrire pour différents instruments et formations la force à penser et à apprendre, dit-elle, de même que le fait de travailler avec des artistes en-dehors de la musique. Elle apprécie aussi quand elle peut apprendre à la fois des musiciens et des auditeurs. « C'est important d'avoir une deuxième ou une troisième interprétation de son œuvre, explique Liik. Pour apprendre et me développer, c'est vraiment important d'entendre différentes versions et différents publics. Vous ne pouvez pas toujours composer. Vous avez besoin de réflexion. »
Compte tenu du produit final, il est logique que Liik compose à l'ordinateur avec des instruments acoustiques à proximité. Elle utilise un clavier midi mais elle a aussi un piano, un violon et une guitare à portée de main. (« OK, je ne sais pas jouer de la guitare, avoue-t-elle, mais j'essaie. »)
« Tout commence avec des éléments de base, explique-t-elle. Cela peut être une seule voix, un rythme ou un autre son, mais la première pierre doit me parler d'une manière ou d'une autre, et j'essaie de trouver des lignes ou des couches musicales qui lui seraient reliées. »
« Ce qui compte toujours pour moi, c'est l'entièreté de la pièce, ajoute-t-elle. Chaque note doit être placée correctement dans l'ensemble. J'aime l'idée d'une ligne magnétique qui traverse toute l'œuvre. Cela raconte toujours une sorte d'histoire et l'histoire est vraiment abstraite, c'est une histoire différente pour chacun. La finalité de la musique, c'est de toucher les gens. »
Soixante-dix ans après Orpheus 53, la présence de l'électronique dans l'opéra reste une question tabou dans certains cercles. Mais Liik insiste sur sa place dans la chronologie de la musique classique, sa position dans la ligne magnétique – ou plutôt électromagnétique – qui traverse la tradition de la musique occidentale.
« C'est de la musique de concert, dit-elle en définitive. De la musique classique contemporaine. Par contre, quand je compose, je ne me considère dans aucun genre ni aucun style. J'ai l'impression d'essayer de me libérer de tout pour vraiment composer quelque chose. Pour moi, c'est vraiment important de parvenir à cet endroit, ce moment où la musique va vivre. »
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Avec le projet Jeunes Artistes à Suivre, Bachtrack cherche à mettre en lumière des artistes méritants du monde entier qui pourraient ne pas avoir autant de visibilité qu'ils auraient eu sans les restrictions causées par la pandémie.
Pour plus d'informations sur Marianna Liik :
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Traduit de l'anglais par Tristan Labouret