L’esprit de curiosité, vertu cardinale de l’interprète ! La preuve par une vingtaine de compositrices et compositeurs oubliés d’un XIXe siècle qui ne se réduit pas à quelques figures tutélaires. Indispensable résurrection de quelques joyaux sous les doigts de Laurent Martin. L’ancien élève de Pierre Sancan et lauréat de plusieurs concours internationaux révèle les chaînons manquants.
Roland Duclos : Pourquoi avez-vous abordé un répertoire spécifiquement féminin ?
Laurent Martin : Depuis une vingtaine d'années, je m'occupais de compositeurs oubliés, George Onslow et Alkan notamment. Un jour j'ai rencontré Christine Géliot, arrière-petite-fille de Mel Bonis, compositrice dont elle m'a passé des enregistrements. Coup de foudre : ce fut la révélation d'un monde inconnu avec des œuvres de qualité aussi fortes, hormis bien sûr Clara Schumann et Fanny Mendelssohn. C'était en 1997. Nous avons recherché manuscrits et partitions jusque dans des caves ! Vingt ans durant, nous nous sommes efforcés de faire reconnaître son talent à travers les disques que j'ai gravés et une biographie écrite par sa descendante.
Au Conservatoire de Paris, on ne nous parlait absolument pas des compositrices. J'avais déjà fait un gros travail pour les compositeurs et je découvrais le versant féminin. Ma rencontre avec une musicologue, Florence Launay, auteur d'un ouvrage sur les compositrices en France au XIXe siècle, mon siècle de prédilection, m'a fait connaître d'autres auteurs : Hélène de Montgeroult, Cécile Chaminade, Blanche Selva dont j'ai rencontré des descendants. J'ai également découvert Armande de Polignac que j'étais venu jouer chez le Duc de Polignac à Lavoûte-sur-Loire à la demande de Florence Launay. Et puis à travers la littérature russe est venue Pauline Viardot qui correspondait avec Tourgueniev. Sur des textes russes, elle avait écrit beaucoup de mélodies que je viens d'enregistrer.
Peut-on pour autant avancer qu'il existe une spécificité, une sensibilité féminine ? Une écoute à l'aveugle permettrait-elle de distinguer d'éventuelles subtilités ?
Les compositrices du XIXe siècle sont plus portées sur la mélodie, elles s'attaquent moins au répertoire symphonique ou au piano seul. Dans les milieux bourgeois de cette époque, les femmes qui pouvaient s'exprimer étaient celles qui chantaient dans les salons, chez elles. Les bourgeoises n'avaient pas le droit de se produire dans des concerts payants. D'où ce lien très fort à la mélodie. Je pense à Loïsa Puget, auteur de romances. Mais lorsque je travaille ce type de pages, j'apporte la même conscience et la même rigueur musicale, que l’auteur en soit une femme ou un homme, il ne me vient pas à l'esprit d'opérer une différence de traitement. Quelqu'un de pratiquement pas connu, comme Armande de Polignac, écrit comme tous les musiciens de son époque, dans un style debussyste et même plus moderne. On ne se dit pas qu'il faut la jouer différemment de ses contemporains.
En concert, j'ai alterné compositeurs et compositrices en demandant au public qui était qui : aucune tendance notoire ne s'est dégagée. Quelqu'un comme Saint-Saëns qui était très misogyne, le jour où il a entendu le Quatuor pour piano et cordes de Mel Bonis en était ahuri. Jamais il n'aurait pu imaginer, a-t-il avoué, qu'une compositrice ait pu écrire cela ! Mais il n'y a pas de différences fondamentales. Individuelles oui, de la même manière que l'on pourrait en trouver chez Chopin dont la musique est sous certains aspects « féminine ». Mais au final, qu'est-ce que cela peut bien signifier ? Il faut lutter contre le sexisme.
Pourquoi Mel Bonis était-elle autant ignorée ?
Il y avait beaucoup de blocages à cause des interdits d'une société corsetée qui empêchaient les femmes de s'exprimer, d'être libres. On ne peut pas comparer le nombre de compositeurs avec celui des compositrices de même niveau : elles n'avaient pas la possibilité d'exister ! Et Mel Bonis a certainement pâti d'être coupée du milieu culturel et musical de son temps, avec lequel elle avait peu de contact, au contraire de Blanche Selva.
D'autres part, nombre d'organisateurs de concerts et critiques ont longtemps été réticents. Il a bien fallu une vingtaine d'années pour avancer et reconsidérer les a priori, mais il y a toujours des résistances. C'est très long pour faire évoluer les mentalités... Donc un programme de concert ne saurait être exclusivement consacré à des inconnues ! J'ai compris cela très vite. Je n'ai jamais fait du 100% compositrices, qui plus est oubliées. Lorsqu'on peut présenter des disques qui se sont bien vendus, c'est un argument, et mes premiers Mel Bonis se vendent encore, à des milliers d'exemplaires, ce qui n'est pas si fréquent. En particulier en Allemagne où elle est très jouée à la radio et en concert. Ils sont les premiers à l'avoir découverte, un ensemble instrumental de Cologne porte d'ailleurs son nom. Les Français sont extrêmement conservateurs. La moindre réforme devient très compliquée. Le public classique a cinquante ou cent ans de retard et les nouveautés nous viennent souvent de l'étranger.
Peut-on rétorquer que ce type d'exhumation relève de l'archéologie musicologique, comme une fin en soi ?
Cette démarche vient combler des lacunes. Au nom de quoi ferait-on l'impasse sur des musiciens qui ont composé des œuvres de valeur ? J'assume mon engagement qui leur rend justice. Les ouvrages sur la musique de 1850 ou 1900 oublient les femmes alors que Florence Launay leur consacre six cents pages ! Elle a trouvé une centaine de compositrices dont au moins une dizaine d'importance majeure. Mais pour moi ce n'est pas de l'archéologie : la musique vit si on la joue. Le XIXe, siècle d'or du piano me touche énormément et le combat d'émancipation de la femme a commencé à cette époque. Pour faire un travail de fond, il me fallait me limiter entre 1800 et 1914 au répertoire français. Les Allemands depuis bien longtemps s'occupaient du leur comme dans les pays scandinaves : je pense à la Norvégienne Agathe Backer Grøndahl, encore inconnue en France !
Défendre leur cause, n'est-ce pas au détriment d'une carrière plus flatteuse pour vous ?
J'ai mené de pair les deux options. Cela m'a permis de faire des découvertes et d'élargir mon répertoire. Par contre, ce fut au prix d'un travail énorme de diffusion et d'édition et cela, le public a du mal à le comprendre. Il n'y avait que quelques partitions de Mel Bonis disponibles dans le commerce. Il a fallu vingt ans pour faire éditer quelque trois cents opus ! Nous avons pratiquement terminé. Il faut reconnaître que les éditeurs outre-Rhin sont plus réceptifs. L'Association Mel Bonis que j'ai fondée avec Christine Géliot en assure la diffusion auprès des médias et subventionne des jeunes interprètes afin qu'ils l'enregistrent. La Sonate pour flûte dont j'ai fait le premier enregistrement en 1998 compte aujourd'hui plus d'une vingtaine de versions dans le monde !
C'est encore un combat de longue haleine pour convaincre le public ?
On s'est souvent moqué de moi avec mes compositeurs et compositrices oubliés. On ironise un peu moins... Depuis quelques années ces musiques sont portées par la vague du féminisme. Même si paradoxalement auprès des femmes la notion de compositrices ne passe pas toujours très bien. Y compris dans des milieux cultivés. La force des idées reçues...