Un café à deux pas de la Seine, non loin de la Gare de Lyon. Bonnet vissé sur la tête, poussant une valise à roulettes, Joséphine Stephenson descend tout juste de son train qui la ramenait d’Avignon où elle est compositrice en résidence depuis la saison dernière. L’ex-maîtrisienne de Radio France, partie pendant une dizaine d’années en Angleterre où elle a fini ses études supérieures et commencé sa carrière, est de retour dans l’Hexagone – pour combien de temps ? Elle hausse les épaules. Quoi qu’il en soit, la jeune trentenaire fait partie des personnalités à suivre, dans le milieu de la musique classique mais pas exclusivement. Rares sont ces artistes capables de composer un opéra, d’avoir une œuvre programmée en ouverture du prochain festival Présences au côté de Steve Reich, de pousser un contre-ut divin dans une vidéo à plusieurs millions de vues sur YouTube, d’écrire des chansons ou des arrangements pour les artistes pop les plus réputés et d’enregistrer pour eux au violoncelle, à la guitare ou à la voix. Ce n’est pas qu’une double vie que mène Joséphine Stephenson – qui vient d’adopter l’alias de Juneson pour ses projets pop –, c’en est une triple, une quadruple, les neuf vies d'un chat réunies derrière deux grands yeux clairs impénétrables.
Par où commencer ? Avignon, où son premier « grand » opéra, Three Lunar Seas, va être donné début mai. Le genre a effrayé bien des compositeurs qui n’ont jamais osé s’y aventurer, mais Joséphine Stephenson n’a pas hésité longtemps. « Évidemment, cela fait un peu peur parce que c’est un gros projet qui implique beaucoup de monde, donc on se retrouve avec beaucoup de responsabilités en tant que compositeur, mais ce sont justement les choses qui font peur qu’il faut faire dans la vie », dit-elle d’un ton égal. « Il se trouve que je suis chanteuse, donc j’aime écrire pour les voix ; et j’adore collaborer avec d’autres artistes or l’opéra est vraiment le lieu de la collaboration par excellence, donc c’est chouette ! »
La compositrice est d’autant moins effrayée qu’elle est arrivée progressivement à cette grande forme, après deux « petits » opéras, Les Constellations – Une Théorie (créé en 2017 à Dunkerque par Miroirs Étendus) et Narcisse (créé en 2019 sur une commande de l’Arcal). Mais il faut remonter plus loin dans le temps pour trouver la trace de l’expérience lyrique fondatrice : « lorsque j’étais encore étudiante en master, en 2014, j’ai eu l’opportunité d’écrire un tout petit opéra d’une vingtaine de minutes, On False Perspective. C’était magique ! Cela a été ma première collaboration avec Ben Osborn, qui est maintenant le librettiste de Three Lunar Seas. Après On False Perspective, on a fait un pacte, celui de faire un grand opéra ensemble… Quand Frédéric Roels, le directeur de l’Opéra Grand Avignon, m’a proposé cette résidence et m’a passé commande d’un opéra, j’ai eu tout de suite un déclic ! J’adore l’écriture de Ben que je trouve très belle, très poétique, sans ego, d’une grande pureté, avec beaucoup d’images. Quand je lis ce qu’il écrit, cela me parle immédiatement. En plus de cela, on a vraiment une relation de travail qui est très spéciale, on s’entend très bien. Il est conscient que comme il écrit le texte avant que je n’ajoute la musique, il va peut-être falloir faire des changements, des coupures. Pour le livret, on a donc créé un fichier partagé en ligne : quand il écrivait quelque chose, je pouvais ajouter des commentaires, demander un autre mot à tel endroit, indiquer si je trouvais tel passage trop long ou si au contraire j’avais besoin d’un peu plus de texte… On a vraiment œuvré ensemble pour avoir le meilleur résultat, le meilleur mariage de la musique et des mots, avec une grande confiance, ce qui est précieux. »
Loin des clichés du compositeur sourd à ce qui l’entoure, enfermé dans son écriture et ses barres de mesure, Joséphine Stephenson attache une grande importance à tous ses collaborateurs. « Avec les trois histoires qui composent Three Lunar Seas, j’ai imaginé trois musiques différentes et des personnages pour lesquels on a très vite organisé un casting, ce qui m’a permis de prendre en compte les tessitures des chanteurs, le caractère de leur voix. Cela ne m’intéresse pas d’écrire de manière abstraite, d’écrire des notes très aiguës parce qu’il s’agit d’une soprano. Je préfère savoir qui est la chanteuse, ce qui lui plaît vocalement, cela me permet d’imaginer la façon dont mon écriture va sonner, cela m’inspire. »
Et cela permet de surmonter l’angoisse de la page blanche, qui aurait pu rapidement survenir devant un projet si vaste : « avec Narcisse, je faisais face à tellement de contraintes qu’il fallait que je cherche des possibilités. Avec Three Lunar Seas, c’est presque l’inverse : il y avait tellement de possibilités qu’il a fallu s’imposer des contraintes ! ». D’où l’idée de s’imposer le thème de la lune, qui est celui de la saison actuelle de l’Opéra Grand Avignon, et d’aller puiser dans les mythes et légendes qui entourent le satellite. Et d’entremêler trois histoires, ce qui permet à la personnalité multiple de la compositrice de s’exprimer : « il y aura une chanteuse folk traditionnelle anglaise, Kate Huggett, que je connais de par mon travail dans d’autres musiques que la musique classique. »
Nous y voilà. Entre France et Angleterre, entre musique classique et musique pop, Joséphine Stephenson est à peu près aussi tiraillée qu’elle est inclassable. Tout a commencé en France, où ses professeurs au conservatoire et à la Maîtrise de Radio France lui transmettent le cocktail auquel elle carbure toujours aujourd’hui : « Toni Ramon, qui était le chef de la Maîtrise quand j’y étais les deux premières années, m’a apporté ce mélange de passion et de sérieux. C’était très important, plus particulièrement pour les créations, de respecter le texte, le compositeur, de travailler dur pour avoir un résultat satisfaisant. » C’est d’ailleurs à la Maîtrise que naît sa vocation de compositrice : « il y avait un concours de composition. Je l’ai passé, je l’ai gagné et ma toute petite pièce de trois minutes, a cappella, a été chantée par la Maîtrise dans l’Auditorium de Radio France, dirigée par Toni Ramon. C’était miraculeux ! J’avais déjà composé auparavant – principalement des chansons – mais c’était juste pour moi, ce n’était rien de très sérieux. Voir que quelque chose qui avait commencé dans ma tête s’achevait ainsi, sur scène, avec quarante chanteurs devant un public, cela m’a fait des papillons dans le ventre. »
Il faudra cependant attendre les études supérieures en Angleterre pour voir la jeune compositrice prendre son envol. « Je ne pense pas que j’aurais été heureuse au Conservatoire de Paris. Pendant toute ma scolarité en France, j’ai rencontré cette manie de mettre les choses dans des cases : je n’ai pas eu le droit de suivre des cours de composition avant d’avoir un diplôme en écriture, pas le droit de jouer au violoncelle les sonates de Brahms avant d’avoir fini tous les concertos techniques… Cela me rendait un peu triste. » Et si elle continue à composer dans la solitude de sa chambre, rien ne sort de ces quatre murs. L’arrivée en Angleterre va donc ressembler à « un bol d’air frais : je me suis sentie beaucoup plus bienvenue, appréciée, comprise. Je jouais dans un orchestre au violoncelle, je chantais dans un chœur, j’avais un groupe folk… Et il y avait une énergie dingue ! Des élèves montaient des pièces de Shakespeare tout seuls, ils faisaient écrire la musique originale par leurs amis… C’était à la fois ambitieux et ouvert d’esprit ».
À la croisée des chemins, Joséphine Stephenson choisit de tous les emprunter en même temps. Parallèlement à la composition, elle collabore avec les meilleurs chœurs du pays, dont Tenebrae qui l’a fait connaître dans le monde entier par son contre-ut dans le Miserere d’Allegri. Elle en rit : « Si ceux qui ont vu la vidéo sur YouTube savaient les conditions dans lesquelles cela s’est passé… Je n’étais pas censée être là ce jour-là, je suis venue à vélo, il y avait eu un quiproquo, j’ai finalement réussi à me libérer une demi-heure, on m’a prêté une robe… » Malgré cette réussite, elle n’a pas pour autant l’envie de se spécialiser dans le chant ou dans une voie quelconque. « Quand je passais trop de temps dans des chœurs, je pensais à la composition. Quand j’étais avec des compositeurs, j’avais envie de monter sur scène… Je crois que je ne supporte pas d’être enfermée dans une case. »
La soprano et compositrice a toutefois tendance à délaisser ses premières amours, les chansons à la guitare entre les murs de sa chambre. La pandémie de Covid-19 et le confinement ont alors agi comme un appel à revenir du large : « j’ai essayé de revenir à mes racines, à mes premiers désirs créatifs. Et je me suis rendu compte que cela me manquait terriblement d’écrire des chansons et de les chanter. Voilà quinze ans que je procrastinais, à me dire chaque année “L’été prochain, je fais un album”… » Elle se lance donc. Après avoir écrit des arrangements ou fait les chœurs pour différents singers-songwriters, elle co-compose avec Laura Cahen à l’invitation de la chanteuse et fait renaître une partie enfouie de sa personnalité : « je pense que j’ai une voix assez différente de celle du Miserere d’Allegri quand je chante des chansons comme celle avec Laura. » C’est pour cela qu’elle a eu besoin de créer Juneson : « j’ai choisi ce nom pour séparer consciemment les choses, pour que, quand j’ai un projet en tant que Juneson, je me libère de tout mon bagage de Joséphine Stephenson, de mes études, pour revenir à cet état un peu naïf dans lequel j’étais en tant qu’adolescente qui écrivait des chansons, après avoir appris la guitare toute seule. Quand je reprends la guitare maintenant, je décide parfois de changer l’accordage pour ne pas avoir de repères, pour me laisser surprendre par ce qui peut se produire quand j’improvise. Pour que, au lieu de venir de la tête au papier, la musique vienne du corps à la tête. Plus que des genres musicaux, ce sont vraiment ces processus que j’ai voulu séparer en prenant le nom de Juneson. »
L’objectif est désormais d’enfin écrire cet album qui attend depuis quinze ans : « j’aimerais juste prendre le temps de préparer des morceaux, un EP pour commencer. J’ai quelques bribes sur lesquelles je peux travailler. Et ensuite, peut-être faire un concert… Mais cela fait peur ! » Elle éclate d’un rire vaguement embarrassé. Plus peur qu’un premier grand opéra ? Elle hoche la tête. « À l’opéra, il y a un partage des responsabilités. Mais dans un projet où j’écris et je chante, je ne peux pas me cacher. » Elle énumère d'autres événements à venir, dont son invitation au festival Musique(s) rive gauche en septembre prochain, avec une création pour l'ensemble I Giardini et un projet avec Laura Cahen et Evergreen… Voilà qui sonne comme un retour apaisé à la croisée des chemins. « On verra donc Juneson et Joséphine Stephenson lors du même festival », conclut-elle en souriant.