La Coupe du Monde de rugby n'est organisée qu'une fois tous les quatre ans ; c'est dire à quel point le Müpa Budapest est important pour ce fanatique du ballon ovale qu'est James Rutherford, qui a décidé de manquer un match pour répondre à Bachtrack. L'antre des Wagner Days, festival organisé par Ádám Fischer depuis 2006, est devenu la résidence secondaire du baryton-basse britannique qui reviendra en 2020 pour incarner Hans Sachs dans Die Meistersinger von Nürnberg.
« La salle Béla Bartók a une acoustique stupéfiante, dit-il avec enthousiasme. Elle pourrait avoir été conçue pour Wagner. Bien sûr, ils ont de formidables chanteurs hongrois et – c'est flatteur pour moi – ils cherchent et trouvent les meilleurs chanteurs wagnériens du monde entier pour les rôles principaux. Ils sont vraiment attentionnés vis-à-vis de leurs chanteurs, bien plus que ce qu'on pourrait attendre partout ailleurs. Quand on vous respecte et qu'on prend soin de vous, c'est un excellent début. Artistiquement, c'est génial – Fischer est un chef d'orchestre que j'apprécie réellement – donc c'est toujours un plaisir de venir ici, à chaque fois. Ils sont également très fidèles avec leurs chanteurs et le public est fantastique, donc ils cochent toutes les cases ! »
2006 a été une date importante pour une autre raison : c'est l'année où Rutherford a été propulsé parmi les grandes voix du répertoire, après avoir remporté le Concours International Wagner de l'Opéra de Seattle. Le chemin pour y parvenir a cependant été sinueux. « Je n'ai pas vraiment été formé pour être un baryton-basse wagnérien. Après le conservatoire et l'Opéra Studio, j'ai chanté Haendel, Bach et plus encore Mozart, et je gagnais ma vie en chantant avec des chorales. J'ai beaucoup fait Le nozze di Figaro dans les premiers temps de ma carrière et j'ai travaillé avec à peu près toutes les compagnies du pays. C'est au Royal Opera House que j'ai commencé à prendre du coffre, même si c'était dans des petits rôles, et c'est là que j'ai pris goût à Strauss et Wagner. Quand vous êtes chaque jour entouré des meilleurs chanteurs et que votre premier Wotan est Bryn Terfel, cela vous marque ! Et tous ces grands chanteurs m'ont amené à penser que c'est dans cette voie que je devais me diriger.
« En 2006, qui était l'année Mozart, voilà que je me suis retrouvé, moi mozartien, avec rien dans mon agenda. Rien du tout. Au lieu de cela on m'a proposé un Jokanaan dans Salomé alors que je venais d'avoir 33 ans ; c'est à ce moment-là que quelque chose a basculé. »
Les concours ne plaisent pas à tous les chanteurs mais Rutherford a eu une quantité d'expériences avant Seattle. « J'avais toujours été bon dans ce domaine quand j'étais étudiant et, comme j'étais vraiment fauché, je me lançais dans tout et n'importe quoi pourvu qu'il y ait de l'argent en jeu. Le concours de Seattle approchait et son directeur venait à Londres, alors j'ai chanté pour lui. Après cela, il m'a écrit une lettre disant que je devais venir à Seattle, ce qui a été une marque de confiance appréciable, et gagner le concours m'a ensuite permis de passer des auditions partout où je voulais aller. Moins d'un an après, j'avais chanté Wolfram (dans Tannhäuser) à San Francisco et c'était parti.
« Vous connaissez la basse américaine Eric Halfvarson ? Un type formidable. Pendant que je faisais Wolfram, il m'a dit : “Tu sais, James ? Tu seras le Hans Sachs de ta génération.” Ce à quoi j'ai répondu ouais, très bien, merci, et je me suis mis à rire. Trois ans après, je l'ai retrouvé à Bayreuth. Il chantait Hagen et j'étais Hans Sachs. »
La marche était haute pour un chanteur mozartien. « La clé a été de chanter cela avec une voix mozartienne et ensuite de la laisser grandir. Une génération auparavant, une distribution de Vienne ou Munich pouvait alterner Mozart et Wagner. Hans Hotter chantait le Comte le lundi, Wotan le mercredi et c'était normal. George London est un autre exemple : il était célèbre à la fois en Don Giovanni et en Wotan. Mais moi ? Depuis 2006 je n'ai plus chanté le moindre Mozart, ce qui est un peu bizarre. Pour une raison quelconque, il n'y a plus ce genre de double emploi dans notre génération. »
« Quand j'étais à Berlin, il y a quelques années, encore une fois pour chanter Wolfram, je suis aller voir le Don Giovanni délirant du Deutsche Oper, où les chanteurs faisaient des exercices pendant qu'ils chantaient. Giovanni devait faire des tractions, Leporello des flexions et courir tout autour de la scène. Ils étaient là, ces barytons-hamsters de salle de gym aux abdos en béton, et aucun d'eux ne parvenait à phraser convenablement Mozart. Je suis resté assis là, à penser aux gens avec qui j'avais travaillé – Colin Davis, Charles Mackerras, mon mentor Thomas Allen – et à me dire que ce n'était pas étonnant que je sache chanter Mozart. Quel dommage qu'on ne m'ait pas permis de chanter ce répertoire après mes 33 ans. »
Est-ce que Rutherford reviendrait à Mozart à présent, si une opportunité se présentait ? « J'adorerais. Je pense qu'il est plus difficile de chanter Mozart que Wagner, et à présent je crois que, physiquement, je suis plus bâti comme un wagnérien que comme un mozartien. Bien sûr, j'aurais adoré chanter Giovanni ou le Comte, mais maintenant je travaille essentiellement dans des pays germanophones où on aime bien vous mettre dans une case, donc je chante Wagner et Strauss. Ce qui est bien parce que j'adore ce répertoire. »
Au risque d'ouvrir la boîte de Pandore, je demande pourquoi il n'y a pas non plus de case pour lui de l'autre côté de la Manche. « Ah ! Combien de grands opéras de Wagner ont été produits en Angleterre pendant la dernière décennie ? L'English National Opera a construit sa réputation sur le grand Wagner mais, ces dernières années, ils n'ont fait qu'un Parsifal et un Meistersinger où Iain Paterson a chanté Sachs. Iain est incroyable – pouvez-vous imaginer apprendre tout le rôle de Sachs en anglais ? – et il est le seul Britannique de mon âge à faire la même chose que moi. Mais l'ENO ne fait tout simplement plus de Wagner. Évidemment, quand je suis sorti du conservatoire ils produisaient 20 opéras par an et maintenant ils n'en font plus que la moitié. Là où je travaille régulièrement, à Francfort et Düsseldorf, ils font 25 opéras par an. À part quelques petits rôles à Covent Garden, je n'ai pas travaillé au Royaume-Uni depuis 2006.
« Je me suis retrouvé dans ce créneau en partie parce que j'ai un emprunt, une femme et des enfants, mais aussi parce que j'adore cette musique. Où est-ce que je peux aller si je veux chanter dans ce cas, en-dehors de l'Allemagne ? Ceci dit, je n'ai jamais déménagé ; j'ai toujours réussi à travailler en tant qu'invité. À Francfort, j'ai eu un de leurs meilleurs contrats mais, même dans ce cas, je n'étais pas là tout le temps, j'y allais seulement une ou deux fois par an. J'y retournerai dans un an environ pour un nouveau Siegfried. »
Cela ressemble à un rythme de vie difficile pour un père de famille. « Quand on est absent neuf ou dix mois par an, ce n'est pas très bon pour un mari et un père, mais j'ai réussi à avoir trois ou quatre mois de congés cette année pour la première fois depuis longtemps. » Le mois prochain, il est de retour à Düsseldorf pour chanter Wotan. « C'est devenu quelque chose de courant l'an dernier ou pendant les deux dernières années. On fait un cycle et je ne reste éloigné de chez moi que pendant onze jours. » Cela paraît extrêmement court pour un cycle du Ring. « On a répété opéra par opéra pendant les années passées donc, à présent, on ne fait plus qu'assembler le tout. Je fais trois opéras, j'ai travaillé avec toute l'équipe auparavant, donc on fait simplement deux jours de petites retouches avant chaque représentation. Parfait, non ? On peut faire cela avec le Ring parce qu'il y a tellement de représentations en Allemagne que tout le monde le connaît. Au Royaume-Uni, il y a le cycle à Covent Garden en ce moment mais c'est tout.
« J'ai attendu d'avoir 43 ans pour faire Wotan, sachant que j'aurai chanté Sachs pendant quatre ou cinq ans d'ici-là. Ma voix n'est pas la plus puissante mais peut-être que j'arrive à chanter les passages plus doux mieux que d'autres chanteurs, et il y en a une quantité dans Wagner. Chacun joue ses cartes et cela convient mieux à certaines institutions qu'à d'autres. Une compagnie ne m'engagera pas : ils m'ont dit qu'ils avaient besoin de quelqu'un qui “hurle” dans ces rôles ! »
En regardant les rôles masculins de Wagner, une chose me frappe : Sachs semble celui qui est intérieurement le plus compliqué. Rutherford me rejoint : « Absolument ! C'est pour cela que j'espère fortement continuer à le chanter dans 20 ou 30 ans. Et ce n'est pas une mince affaire. Cela prend 2h25, simplement pour chanter ma partie ! Il n'y a rien d'autre qui s'en approche. C'est mon rôle numéro un – je l'ai chanté près de 50 fois – et il me convient parfaitement. Lorsque vous êtes sur scène pendant quatre heures dans la peau de Sachs, vous parcourez toutes les émotions humaines.
« Je sais que c'est un sacrilège mais je dois dire que je préfère Die Meistersinger à Tristan und Isolde, sans parler de Verdi ou Puccini. J'ai pris la partition de Tosca après l'été, en sachant que je devais aller à Düsseldorf pour chanter Scarpia deux fois, et je me suis dit “OK, c'est bien, je le connais”. Mais à chaque fois que j'ouvre la partition des Meistersinger, c'est comme si je m'élevais tout à coup un niveau au-dessus. »
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Cet article a été sponsorisé par Wavemaker Hungary et traduit de l'anglais par Tristan Labouret.