Réunir le musette et la musique classique ? Pour Félicien Brut, cela s’impose comme une nécessité ! Sur les pas de Richard Galliano, l’accordéoniste virtuose français défend un instrument populaire par excellence, apte à s’emparer de toute musique et à s’intégrer à toute formation. Laissant les bretelles pour la veste de costume en terrasse d’un café du XXe arrondissement de Paris, il dévoile entre deux cigarettes une trajectoire singulière, un projet artistique ambitieux et de multiples collaborations chambristes.

Félicien Brut
© Nora Houguenade

Nicolas Mathieu : Félicien Brut, comment avez-vous rencontré l’accordéon ?

Félicien Brut : Je suis né dans un petit village en Auvergne et, enfant, j'avais plus souvent l'occasion de croiser des accordéons que des violons, des violoncelles ou des pianos ! Mes parents n’écoutaient pas de musique classique mais beaucoup de chanson française, et allaient régulièrement au bal musette où ils m’emmenaient avec eux. L'accordéon est donc un instrument qui est entré très tôt dans ma vie, par le prisme de la musique populaire.

Vous affirmez avoir rencontré tardivement la musique classique. Quel a été l’élément déclencheur ?

Quand j’étais enfant, je n’en écoutais pas. J’ai finalement découvert la musique classique petit à petit, grâce à mes enseignants et lors de concours internationaux. C'est là que j'ai entendu des accordéonistes interpréter des transcriptions de musique baroque ou des pièces contemporaines. Il m'a fallu du temps pour me passionner pour ce répertoire, cela peut paraître étrange mais c'est quelque part assez rassurant... Je crois que l'amour pour la musique classique se nourrit et n'est pas forcément immédiat, un peu comme le goût pour le bon vin ! Mon véritable virage vers l’univers classique n'est intervenu que lorsque je suis entré au Pôle Supérieur de Bordeaux, à l'âge de 21 ans, et aujourd’hui encore je continue à découvrir des œuvres du répertoire, ce qui est passionnant !

L’accordéon est-il mieux accepté dans la musique classique aujourd’hui qu’il y a trente ans ?

Indéniablement. Aujourd’hui, on rencontre quelques obstacles, mais beaucoup moins que par le passé. On a une chance immense d’avoir des immenses accordéonistes qui nous ont précédés : Gus Viseur, Freddy Balta, Marcel Azzola. Et puis, il y a eu Richard Galliano. Richard a vraiment tout changé, car c’est le premier accordéoniste qui a acquis une dimension internationale. Sa carrière a pris son envol dans la chanson et le jazz et c’est seulement plus tard, fort d’une très grande célébrité dans le jazz, qu’il a basculé dans le classique. Il a ouvert tant de portes jusque-là infranchissables !

On en voit bien les conséquences aujourd’hui : cet été, au Festival Radio France Occitanie Montpellier, on était quatre accordéonistes programmés sur un même week-end. On n’aurait pas pu connaître cela il y a dix ou quinze ans ! Qui plus est il y a un intérêt évident des programmateurs comme des musiciens vis-à-vis de cet instrument, même s’il y a encore un travail à faire pour le défendre, en particulier dans le domaine de la musique de chambre. C’est peut-être immodeste ou loufoque, mais je suis convaincu que la formation accordéon et quintette à cordes peut, par exemple, devenir une formation de référence en musique de chambre, au même titre que le trio violon-violoncelle-piano. Ce sextuor permet une palette sonore proche d’un petit orchestre, et offre des possibilités de transcription et de composition absolument incroyables.

Quels sont pour vous la principale qualité et le principal défaut de l’accordéon ?

Sa principale qualité est d’être le seul instrument polyphonique capable de gonfler un son, ce qui est très pratique pour restituer un effet de crescendo d’orchestre ! Ses défauts sont sans doute nombreux, mais je l’aime quand même… C’est un instrument assez lourd et avec un clavier main gauche qui bouge dans l’espace. Quand j’ouvre et je ferme le soufflet, il se promène. C’est exactement comme si, au piano, la moitié gauche du clavier était séparée et qu’elle se déplaçait d’un mètre vers la gauche puis revenait ensuite, tout ceci pendant que l’on est en train de jouer, ce qui est très difficile ! Cela change les repères dans l’espace, sans compter qu’il y a le poids du soufflet et du bloc main gauche !

Dans votre travail sur l’articulation entre musette et musique classique, vous travaillez avec un compositeur associé, Thibault Perrine…

C’est quelqu’un de formidable que j’ai eu la chance de rencontrer un peu par hasard. On vient tous les deux d’univers totalement opposés. Je viens du musette, Thibault de la musique savante. Notre point commun, c’est de mesurer l’urgence qu’il y a à écrire de la musique savante, plus particulièrement de la musique savante qu’un public large peut écouter. Même si Beethoven, Mendelssohn ou Ravel ont écrit des choses extraordinaires, on ne peut pas s’arrêter là. Le but n'est pas d’écrire des chefs-d'œuvre à la Beethoven mais de la musique qu'on a plaisir à défendre et qui suscite la curiosité du public.

Cette croyance n’est pas un choix pour moi, c'est aussi un nécessité : en tant qu’accordéoniste, j’ai trop peu de répertoire en musique de chambre ! Je voudrais dire aux compositeurs d’aujourd’hui d’écrire pour nos instruments, pour ces nouveaux instruments de la musique classique qui ont peu de répertoire, car nous aurons à cœur de défendre leur musique.

Parmi le répertoire peu investi, il y a également celui de l’accordéon avec orchestre. Que retenez-vous de votre expérience avec cette formation ?

Avec l’orchestre il y a un double stress : celui du public mais aussi celui des musiciens de l'orchestre que l'on doit convaincre. Tout se joue en quelques minutes, à la première lecture. Quand on leur annonce « Cette semaine, c’est concerto pour accordéon ! », ils se disent souvent « Oh l’enfer ! » [rires] Donc quand on arrive devant eux, il faut être en forme et les convaincre. Une fois cette épreuve validée, c’est incroyable. L’orchestre, c’est magique, émouvant, puissant, riche… J’espère vraiment travailler de plus en plus avec orchestre, c’est un exercice merveilleux.

À côté, vous avez cette année monté un projet en sextuor autour de Beethoven intitulé « Neuf ». Pouvez-vous nous en dire plus ?

À la fin de la Folle Journée de Nantes 2019, René Martin m'a demandé de réfléchir à un programme autour de Beethoven pour 2020. Le problème, c'est que Beethoven et l’accordéon, cela n'a rien d'évident ! À force de réflexion, on s’est dit que l’un des plus beaux hommages qu’on pouvait lui rendre, c’était de réécrire de la musique prenant essence dans son œuvre. Immédiatement, on a choisi de construire ce projet sur des pièces de formes courtes pour rendre cet hommage sans tomber dans un exercice de pastiche qu’il fallait à tout prix éviter. Neuf compositeurs ont donc composé neuf pièces courtes à partir d’un élément caractéristique de l’œuvre de Beethoven. Là encore, j’ai voulu mélanger les esthétiques en faisant appel à des compositeurs venus d’univers différents : Thibault Perrine et Fabien Waksman qui sont des disciples de Thierry Escaich, Corentin Apparailly ou Patrice d’Ollone qui sont passionnés par la musique de film, Stéphane Delplace qui est un spécialiste du contrepoint, Domi Emorine et Cyrille Lehn qui ont été bercés respectivement dans les univers du musette et des musiques du monde, Jean-François Zygel l’amoureux de l’improvisation ou encore Thomas Enhco, merveilleux musicien et compositeur qui mêle avec talent musique classique et jazz. C’était passionnant de travailler avec eux. On a été ravis de jouer ce programme à Nantes, et on va le reprendre à l’automne, un peu tristes bien sûr de ne pas l’avoir plus joué en 2020, crise sanitaire oblige, mais ce programme pourra vivre au-delà de cette année anniversaire et un album va sortir d'ici quelques semaines.

Félicien Brut
© Mathias Nicolas

À côté du répertoire classique, vous affirmez que le musette est votre premier amour, et que l’on n’oublie jamais son premier amour. Quel est votre morceau de musette préféré et pourquoi ?

Je dirais Flambée montalbanaise de Gus Viseur, parce que c’est la valse swing musette par excellence. Cette pièce est merveilleuse. D’ailleurs, je préfère de loin l’écouter que la jouer, car je trouve que je ne la joue pas toujours très bien. Pour la petite histoire, on l’a enregistrée sur notre album Le Pari des Bretelles, et cela a généré un nombre incroyable d’écoutes sur les plateformes de streaming. Ceux qui ne connaissent pas l’accordéon doivent l’écouter joué par Gus Viseur !

Vos collaborations se multiplient, et nous pouvons citer dernièrement la création d’un duo avec Thibaut Garcia. Comment se nouent ces collaborations ?

Elles naissent souvent par hasard. La première rencontre déterminante a été celle avec le Quatuor Hermès et Édouard Macarez, contrebassiste au Philharmonique de Radio France. Au départ, c’est bien simple, je ne connaissais personne. J’ai écouté plusieurs quatuors, puis j’ai simplement envoyé un mail au Quatuor Hermès, et cela a fonctionné ! Yann Dubost m'a présenté Édouard et immédiatement le courant est passé !

Félicien Brut et Thibaut Garcia
© Nora Houguenade

Ensuite, ce sont des concours de circonstances. J’ai rencontré Thibaut Garcia à Châteauroux où j’étais professeur au Conservatoire. À l’époque, j’étais bénévole au Festival Debussy. Je faisais le chauffeur des artistes et j’avais pour mission d’aller chercher Thibaut à l’aéroport. Sur le retour, on a beaucoup discuté et immédiatement sympathisé. Et puis, il y a 18 mois, on s’est retrouvé, car on s’est rendu compte qu’on avait la même attachée de presse, et on s’est dit qu’il fallait qu’on joue ensemble. Ce sont donc souvent des rencontres fortuites ! Le point commun entre toutes ces personnes, c’est que je les admire beaucoup musicalement, mais aussi que je les aime profondément, humainement parlant. Je crois que je serais très malheureux de jouer avec des gens avec qui je n’ai pas cette affinité.

Pour finir, quels sont pour vous les avantages de la petite forme ?

L’avantage de ces petites formations, c’est l’enrichissement que m’apportent les musiciens avec qui je joue. Tous les gens avec qui je travaille m’apprennent sur leur parcours, sur la manière de travailler, de penser la musique, sur leurs choix et leurs goûts esthétiques en termes de répertoire. La magie de la musique de chambre, c’est d’accepter de mêler nos individualités pour en sortir plus forts, plus riches, plus pertinents. C’est une joie immense.