Depuis ses premiers pas au piano jusqu’à ses plus récents projets brossant divers styles et répertoires, le pianiste et compositeur turc Fazıl Say nous dévoile son parcours, ses inspirations, et nous laisse entrevoir ce que signifie être interprète et compositeur au XXIe siècle.

Fazıl Say
© Marco Borggreve

Nicolas Mathieu : Vous avez étudié le piano et la composition à Ankara puis à Düsseldorf. Quels ont été les maîtres importants pour vous et auxquels vous pensez encore aujourd’hui ?

Fazıl Say : J’ai commencé les cours de piano à 5 ans avec Mithat Fenmen, un professeur extraordinaire qui a été l’élève d’Alfred Cortot à Paris. Ensuite, je suis allé au Conservatoire d’Ankara et j’ai travaillé avec un grand professeur de piano, Kamuran Gündemir, qui a également étudié à Paris. En parallèle j’ai étudié la composition avec İlhan Baran, élève de Dutilleux. Donc comme vous pouvez le voir, mes professeurs en Turquie étaient tous passés par Paris (rires) !

Avec la bourse que j’ai obtenue, je suis allé étudier à la Robert-Schumann-Hochschule de Düsseldorf avec David Levine pendant quatre ans, jusqu’à sa mort en 1993. Il était parfois très malade pendant des mois et ne pouvait pas tenir les cours, mais les étudiants ont tout de même appris à travailler le répertoire et à l’interpréter de manière plus personnelle. Ensuite, j’ai vécu à Berlin où j’ai enseigné la musique de chambre à la Hochschule für Musik en préparant des concours. J’ai remporté le prix du concours Europe Young Concert Soloists en 1994, et l’année suivante celui du concours Young Concert Artists à New York.

Votre prix au concours Young Concert Artists à New York a-t-il été déterminant dans votre carrière ?

On peut dire cela, car cela a initié ma vie de concertiste et m’a permis de jouer avec de nombreux orchestres renommés. Aussi, trois ans plus tard, j’ai signé avec la maison de disque Warner. Mes premiers enregistrements ont connu un certain succès, et dans les années 1990, ils ont beaucoup contribué au succès de ma carrière.

Fazıl Say
© Marco Borggreve

En 2016, vous avez enregistré l’intégrale des Sonates de Mozart, puis en 2020 l’intégrale des Sonates de Beethoven pour le 250e anniversaire de la mort du compositeur…

J’avais déjà joué dix sonates de Mozart en concert, et chaque année j’en apprenais une ou deux nouvelles. Bien sûr, on me demandait surtout de jouer la sonate Alla turca parce que je suis turc (rires). J’ai alors pensé que je pourrais prendre le temps pendant un an d’apprendre le reste des sonates pour un enregistrement, ce que j’ai fait.

Après avoir achevé cette intégrale, une nouvelle aventure a commencé en 2017, car beaucoup de gens m’ont sollicité pour des concerts en 2020 autour de l’anniversaire de Beethoven. Encore une fois, j’ai compté les sonates que j’avais déjà jouées. J’en avais quinze en magasin, et les plus difficiles en réalité, comme la Hammerklavier ou les sonates tardives. Alors je me suis dit que je pourrais apprendre le reste en deux ans, comme je l’ai fait avec Mozart. Mais cela a été plus difficile que prévu.

Pourquoi cela ?

Beethoven est très difficile à apprendre, à analyser, à comprendre. Il a composé des sonates, mais ce sont plutôt des symphonies. Je les ai donc travaillées en les orchestrant dans ma tête, ce qui est une très bonne idée, car elles sonnent de manière orchestrale.

La mezzo-soprano Marianne Crebassa, avec qui vous aviez enregistré un CD dédié à la mélodie française en 2017, nous avait confié lors d’une précédente interview un indice sur votre jeu : « Quand Fazıl la joue, c’est à chaque fois différent. » Est-il essentiel pour vous de donner cette impression de liberté, d’un jeu à chaque fois différent ?

La musique doit toujours émerger comme une improvisation, et une composition en elle-même est une improvisation. Le compositeur essaie, essaie à nouveau, puis trouve une idée qui lui plaît, la développe. Le jeu de l’interprète doit imiter ce processus d’improvisation. C’est pourquoi il y a toujours une recherche de fraîcheur dans le jeu. Mais pour cela, il faut apprendre à jouer la pièce, la mémoriser, saisir comment elle fonctionne. C’est ce que je fais à chaque fois. Je commence le travail d’une nouvelle pièce loin du piano, en l’analysant, en essayant de tout comprendre : la mélodie, l’harmonie, les couleurs. Puis, après plusieurs jours, je m’assois au piano et le morceau est déjà presque dans ma tête.

Fazıl Say
© Marco Borggreve

Vous travaillez un très large répertoire, de la musique classique au jazz en passant par la musique turque. Comment tous ces styles se rencontrent-ils dans votre art ?

Cette approche de la musique est liée à la manière dont je l’ai étudiée à Ankara et à Düsseldorf. Mes professeurs étaient sensibles à un vaste répertoire. Ils m’ont fait travailler Bach, Mozart, Beethoven, Chopin, mais aussi Debussy, Ravel, Messiaen, le Groupe des Cinq et des écoles plus avant-gardistes.

En tant que compositeur de la fin du XXe/début du XXIe siècle, je m’intéresse donc à tous les types de musique ! Il y a plusieurs éléments : des éléments très modernes, comme le cycle Gezi Park, avec des influences de Bartók ou de Stravinsky. Je suis aussi très intéressé par le jazz, et j’écris de nombreux arrangements et des pièces dans des styles jazzistiques. Enfin, la musique ethnique et, pour moi, la musique turque. Celle-ci est rythmiquement intéressante et en réalité nouvelle pour les Européens. J’utilise dans mes compositions beaucoup d’éléments de cette musique !

Vous avez récemment composé le concerto pour violoncelle Never Give Up dédié à la violoncelliste Camille Thomas. Comment votre collaboration s’est-elle déroulée ?

Il y a environ cinq ans, Camille Thomas est venue me voir et m’a demandé d’écrire un concerto pour violoncelle pour elle, avec un titre : Never Give Up. C’était en 2016-2018, le terrorisme était partout. J’ai donc composé Never Give Up en souvenir de ces attaques qui se produisent chaque année, mais aussi comme un appel à l’espoir de ne pas abandonner et de vivre une belle vie. Elle a joué le concerto à merveille et nous l’avons enregistré un an plus tard pour Deutsche Grammophon.

Le Covid-19 vous a-t-il amené à créer des œuvres nouvelles ?

Oui, j’ai beaucoup travaillé sur de nouvelles compositions et des projets de nouveaux enregistrements. En l’absence de concert, j’ai en réalité eu beaucoup de temps pour moi pour la première fois de ma vie. Et j’ai pu réaliser de nombreux projets que je n’avais pas pu mener jusqu’alors par manque de temps. Par exemple, je travaille sur un projet de CD de musique moderne turque. Aussi, je peux écrire de la musique qui n’est pas commandée, mais simplement parce que j’en ai l’envie. Je peux toujours essayer de faire de mon mieux.

Dans une précédente interview à France Musique en 2017, vous avez affirmé avoir de « gros problèmes pour entrer en connexion » avec une partie du peuple turc. Où en êtes-vous aujourd’hui ?

Nous connaissons tous les problèmes qu’il y a en Turquie. Le gouvernement et moi n’avons jamais vraiment été de bons amis. Mes œuvres orchestrales ou scéniques sont encore sous la censure, non pas parce que ce sont de mauvaises pièces, mais parce qu’elles ne sont pas autorisées à être jouées. Ce n’est pas une période heureuse et j’espère que l’avenir sera plus radieux.