Premier violon supersoliste à l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Charlotte Juillard a débuté sa carrière en fondant dès sa sortie du Conservatoire de Paris le Quatuor Zaïde. Premier violon de cette formation au parcours prestigieux jusqu'en 2017, Charlotte est bien placée pour rendre compte d'une double et éminente expérience entre le quatuor et la formation symphonique. Tout aussi profondément réfléchie que vive et enjouée, la violoniste nous reçoit dans son environnement familier, le Palais de la Musique et des Congrès de Strasbourg.
Jean Landras : Quelles rencontres, au cours de votre formation, ont-elles été déterminantes dans la préparation de votre carrière ?
Charlotte Juillard : J'ai toujours envie de commencer par mon père, c'est d'abord grâce à lui que je suis là. Jeune, il voulait s'orienter vers la musique mais on ne l'a pas vraiment aidé. Cependant, il avait décidé que ses enfants feraient de la musique, commenceraient tôt et auraient de bons professeurs ! Il m'a encouragée, me laissant partir à Paris dès 15 ans. Fou de musique française, il a formé mes goûts. Ravel que, petite, j'écoutais à la maison, a été un point de départ pour moi. Si je devais conserver au moins une période, ce serait ce début du XXe siècle. Puis j'ai découvert la Deuxième École de Vienne. Ce qui conduit vers l'Est avec Bartók, Ligeti en particulier.
Ligeti dont vous avez interprété cette année le Concerto pour violon, avec l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg… Comment avez-vous abordé cette œuvre redoutable ?
Ce concerto s'inscrit dans la lignée des grands concertos romantiques singulièrement par ses dimensions. Le préparant, les choses tantôt s'éclaircissaient, tantôt se chargeaient de questions. Soliste et orchestre touchent à la limite du faisable bien que Ligeti, je pense, ne cherche pas la difficulté pour elle-même. Certains passages indiquent « avec violence », mais il ne faut pas pour autant brutaliser le violon, il nous le rendrait au centuple ! Plus on appuie, plus l'instrument cesse de sonner. En-dehors de certaines pièces contemporaines, il faut garder une grande délicatesse, rechercher la détente, la perfection du geste, même pour exprimer la violence. Pour la cadence finale, j'ai choisi celle de Thomas Adès – j'ai une immense admiration pour lui – et non celle de Ligeti-Gawriloff avec laquelle elle supporte la comparaison. Elle demande beaucoup d'efforts mais arrivé là, le corps libère de l'adrénaline et la présence du public donne beaucoup d'énergie ! Ce concerto oblige à s'interroger sur sa signification, sur ce qu'il peut exprimer. Ceci vaut pour tout le répertoire mais j'avais pris d'abord le parti de fournir un travail d'artisan, sculptant soigneusement l'œuvre dans ses détails. Puis je me suis dit que cela ne marchait pas, il fallait un fil conducteur. Ici comme dans tout concerto, j'ai donc travaillé avec la partition complète, le « conducteur », afin de regarder où cela se passe avant de jouer par cœur ma partie.
Reprenons le fil de votre apprentissage : comment se sont passées les années à Paris ?
À Montpellier d'abord, j'avais eu un excellent professeur, Sophie Divin, s'investissant, ne donnant pas seulement de bons cours mais prenant du temps, poussant les élèves. On peut avoir toutes les qualités, on ne réussit pas sans un tel professeur. Arrivée à Paris, d'abord au CRR avec Suzanne Gessner, j'ai passé d'intéressantes et belles années d'études, propulsée dans un autre monde très stimulant : beaucoup de « petits doués » autour de moi, des places gratuites pour l'Opéra et surtout, la rencontre d'amis auxquels je dois beaucoup.
Parlez-nous de ces rencontres !
Je me retrouvais toujours avec des pianistes, bien plus qu'avec les violonistes, nous qui n'avons généralement qu'une seule ligne à exécuter et une littérature pour violon seul vraiment limitée ! Nous sommes obligés de jouer avec d'autres. Et c'est mon bonheur ! À l'orchestre, aujourd'hui encore, j'ai envie de tourner ma chaise vers les instrumentistes, oubliant un peu qu'il y a aussi un public !
Mais vous avez rencontré des professeurs, aussi !
L'objectif de ma formation auprès de Suzanne Gessner était d'entrer au CNSMDP. J'y suis parvenue mais je crois l'avoir un peu déçue : elle espérait me voir participer à de nombreuses compétitions alors que je n'accroche pas à ce côté sportif. Si j'essaie d'être la meilleure, en général, cela se passe mal ! Je suis reconnaissante au Conservatoire, j'ai appris beaucoup de choses, mais... je les ai en partie désapprises en quatuor ! Par exemple la justesse. On apprend que c'est juste ou que c'est faux. En quatuor – et il est important pour le violon solo d'un orchestre que je suis actuellement, d'être passé par là – la justesse du tempérament égal est un compromis.
Vous avez fondé le Quatuor Zaïde, dont vous avez été premier violon. Comment cette initiative a-t-elle vu le jour ?
Ayant terminé ma formation assez jeune au CNSMDP, ne voulant pas m'enfermer dans un type d'activité déterminé, j'ai fait un cycle de perfectionnement où j'ai rencontré les camarades avec lesquelles nous avons fondé le Quatuor Zaïde. Je m'y suis investie entièrement, abandonnant, comme mes trois collègues, d'autres activités. C'était un risque à prendre. Nous avons fait tous les concours qui se présentaient. Le mentor de notre quatuor, Hatto Beyerle, altiste du Quatuor Alban Berg, possédait un moulin près de Hanovre. Nous allions le voir, passant des heures, des jours à travailler avec lui. Une fois, nous avions travaillé depuis le matin sans véritable pause. Au milieu de l’après-midi, l’une d’entre nous a montré des signes d’inanition… Hatto, agacé, nous dit alors : « Mais qu’est ce que ça veut dire, avoir besoin de manger quand on travaille un quatuor de Beethoven ! » Nous avons aussi passé une année à Vienne auprès de Johannes Meissl, professeur brillant, membre du Quatuor Artis. Ces deux professeurs avaient à cœur de nous montrer la différence entre jouer français, allemand ou autrichien… sachant que la seule manière digne à leurs yeux était la manière viennoise ! D'ailleurs, je voulais absolument connaître Vienne, le cœur battant de la musique, là où tout s'était passé : la première puis la seconde École de Vienne. Incontournables.
Durant sept ans, la musique en quatuor m'a paru être ce que l'on pouvait faire de plus beau. Un rêve passionnant, une approche approfondie, un répertoire fantastique. Les compositeurs, moins soumis aux jugements du grand public que dans le répertoire symphonique, y font preuve d'une grande liberté, tentant des choses exceptionnelles.
Quelles exigences artistiques, humaines, sont nécessaires pour faire vivre un tel ensemble ?
La vie du quatuor est probablement différente de celle du trio où de très grandes personnalités (tels Suk, Stern...) peuvent être réunies ponctuellement avec d'autres. Chacun fait des choses différentes et c'est magnifique, quand bien même un grand travail d'unification est parfois nécessaire sur le moment. Il en va toutefois différemment dans le quatuor. On y entre comme en religion ! Le répertoire est suffisamment riche pour exercer à temps complet. Et s’entendre à quatre sur les petites choses et sur les grandes demande un long travail. Il serait très difficile de réussir avec des gens dont l’attitude envers la musique serait vraiment trop éloignée l'une de l'autre. L'un, pour prendre une image chez les pianistes, serait proche de Clara Haskil, d'une immense humilité, s'effaçant complètement devant le respect du texte, un jeu bouleversant ; l'autre serait plus proche de Horowitz, pianiste qui semble jouer du Horowitz, et comme il est génial, c’est génial. Il n'y a pas, je pense, une bonne ou une moins bonne manière mais la pratique du quatuor est si intime qu'il est nécessaire pour tous les quatre de rechercher la même chose.
Vous occupez présentement le poste de premier violon supersoliste à l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg. Comment concevez-vous ce rôle ?
Être premier violon à Strasbourg est un peu particulier : notre chef, Marko Letonja est une très belle personnalité ayant un lien direct avec les musiciens. Ma tâche s'en trouve allégée. Normalement, le premier violon relaie l'information du chef et en assure concrètement la traduction technique. Chef de pupitre des violons I, je suis aussi au service de tous, n'étant pas moins concernée par les contrebasses ou le tuba. Je me sens responsable de la manière dont se déroulent les choses, essayant que cela se passe au mieux avec un chef. De sa place, le premier violon est vu par tous les instrumentistes. À partir de la tête du violon et de l'archet, il peut donner certaines indications.
Nous aurons dans quelques mois un programme sans chef. David Grimal, qui dirige depuis le violon l'ensemble Les Dissonances dont je fais aussi partie, viendra conduire ainsi le Philharmonique de Strasbourg. Lorsqu'il est soliste, c'est à moi-même de prendre là encore la responsabilité de donner à l'orchestre les indications nécessaires. Pour moi, le chef n'est pas là pour montrer la mesure, sauf dans certaines œuvres très complexes, tel le concerto de Ligeti où le soliste n’a pas toujours la même métrique que l'orchestre. Mon idéal est que l'orchestre sache jouer ensemble, qu'il sache respecter la partition tandis que le chef vient apporter son interprétation, un souffle, donner un sens à ce que fait l'orchestre, fédérant les riches personnalités qui le composent.
Votre passion de musicienne est donc partagée entre le quatuor et l'orchestre. Comment conciliez-vous cela ?
Miguel da Silva, altiste du Quatuor Ysaÿe, a dit : « Le quatuor, c’est comme une photo en noir et blanc », avec une infinité de jeux de lumière possibles. Tandis qu'à l’orchestre, c'est la couleur qui jaillit des instruments. Cependant, le quatuor d'abord et l'orchestre ensuite, chaque discipline enrichissant l'autre, m'ont obligée et appris à réfléchir alors que j'étais très instinctive. Toutefois, l’un de mes premiers souvenirs d'enfant, c’est Daphnis et Chloé, saturé de couleurs. Je trouve naturel d’avoir cherché à revenir, grâce au Philharmonique, vers ces premières impressions qui m'ont marquée.
Entretien réalisé le 16 janvier 2020.