Passionnée par le répertoire classique mais aussi par la création, par les musiques tant européennes qu'américaines, Célia Oneto Bensaid fait partie des jeunes pianistes dont la carrière est en plein essor. Titulaire de cinq prix du Conservatoire de Paris (CNSMDP), elle est lauréate de nombreux concours et de plusieurs fondations (Concours internationaux Francis Poulenc 2013, Gabriel Fauré 2014, Piano Campus 2015, Société des Arts de Genève 2017…). Elle se distingue notamment dans l’art de la mélodie, remportant en 2018 le Concours Nadia et Lili Boulanger avec la soprano Marie-Laure Garnier. Le duo prépare une tournée en Chine en avril… Mais en attendant, c'est près des Halles, à Paris, que je retrouve Célia autour d'une table de brasserie. Elle revient calmement sur les étapes de sa carrière et communique avec enthousiasme ses passions et ses projets.
Jean Landras : Récitals donnés seule, concerts en formation de chambre, soliste devant un orchestre symphonique : votre vie artistique est bien remplie ! Et il ne faut pas oublier une activité qui est un peu votre marque de fabrique : la transcription au piano d'œuvres symphoniques associées à une scénographie.
Célia Oneto Bensaid : Oui ! Cette dernière activité commence à se préciser avec des projets que ma sœur comédienne, Olivia Dalric, et moi-même avons lancé en 2016. Cela a commencé avec un spectacle autour de la musique de Prokofiev : Cendrillon avec ma sœur. C’est un concert-spectacle que nous continuons à donner en public, les 17 et 18 février à La Teste-de-Buch en Gironde, puis du 19 au 21 mars à l'Espace Sorano de Vincennes, en avril à Houilles, à Champigny… Actuellement, nous sommes en période de création de notre deuxième projet qui sera présenté fin 2020, West, le jour où je suis devenue Maria, proposé avec l'auteur Kevin Keiss, chorégraphié par Jean-Claude Gallotta, et mis en scène par Alexandre Ethève. Il s'agit de reprendre les transcriptions pour piano que j'ai faites des danses symphoniques de West Side Story de Bernstein et de les accompagner d'un important travail scénique. Ma sœur et moi-même venons de créer une compagnie, le « Collectif Mab », pour porter ces réalisations.
En ce qui concerne les concerts plus classiques, je partage mon activité entre les récitals solo et les concerts en musique de chambre avec quelques partenaires privilégiés : la violoniste Raphaëlle Moreau, les chanteuses Marie-Laure Garnier, Fiona McGown et beaucoup d'autres ! Enfin je joue aussi parfois des concertos pour piano, comme en juin dernier le Concerto n° 2 de Chopin au côté de l'Orchestre de l'Opéra de Toulon. C’est plus rare mais c'est à chaque fois un immense plaisir, grâce à tous les timbres offerts par cette formation et bien sûr au répertoire qui est sublime !
Pour mes projets futurs en solo, je réfléchis actuellement au programme de mon second CD solo et après une mûre réflexion, je ne veux pas en dévoiler trop ici mais je peux déjà dire que je vais continuer mon exploration du répertoire américain que j'affectionne tant, une exploration que j'avais entamée avec mon premier disque consacré à Gershwin et Bernstein, American Touches, en 2018.
JL : Pouvez-vous parler du chemin qui vous a conduite à cette carrière ?
COB : Je viens d'une famille où le piano et le théâtre étaient présents dès mon enfance. Mon père, ingénieur, s'est reconverti comme professeur de piano. Il tenait à ce que j'aie une certaine culture en musique classique. Mais je n'ai pas du tout été poussée : lorsque je suis entrée en classe à horaires aménagés à 12 ans, j'avais refusé que mes parents m'accompagnent au concours d'entrée du CRR de Paris. Ce choix m'appartenait, c’est comme si je voulais m'affirmer seule dans ce chemin, indépendante. Par la suite, ma sœur et ma mère qui sont comédiennes m'ont aussi permis de percevoir le piano comme un moyen d'expression et pas uniquement comme un lieu de démonstration virtuose !
Je viens à présent de terminer mes études, après neuf ans au CNSM de Paris et deux ans à l'Ecole Normale Alfred Cortot. J'ai fait plusieurs rencontres déterminantes autant qu'inspirantes pendant mon parcours : d'abord Brigitte Engerer avec qui j'ai commencé à prendre des leçons quand j’avais quinze ans. C’est grâce à elle que j’ai commencé à concevoir les morceaux que je jouais comme des récits élaborant un véritable discours musical. Depuis, je travaille souvent en écrivant des histoires sur les morceaux que je joue… et même en imaginant plusieurs versions, pour ne jamais figer mes choix et laisser la place au direct lors du concert ! Grâce à Brigitte, j'ai rencontré une autre personne très importante : Rena Shereshevskaya. Avec elle, rien n'est laissé au hasard, on décide d'interpréter chaque note, tout est pensé et j'ai pu commencer à véritablement entendre la relations des sons entre eux, et ainsi les façonner beaucoup plus...
Enfin, il y a Claire Désert, pour son sens de la forme globale et, au-delà de la professeure, sa grande bienveillance avec ses étudiants au CNSM. J'ai également reçu ses conseils en musique de chambre et j'ai compris que via l'écoute et la connaissance de ses partenaires, on se libère de ses propres difficultés ! Sans oublier Anne Le Bozec, professeure d’accompagnement vocal, qui m'a permis de prendre conscience de mon corps. Les pianistes sont peu conscients qu'ils ne jouent pas qu'avec leurs doigts, mais que leur dos, leurs jambes et leurs respirations notamment doivent être toujours engagés : j'ai pu énormément gagner en détente grâce à elle.
JL : Comment percevez-vous le duo piano-voix ?
COB : Pour moi c'est une formation de musique de chambre absolument passionnante et un terrain où les mentalités ont beaucoup de chemin à faire encore. En tant que pianiste, on est malheureusement souvent relégué au second plan : il y a des fleurs pour la chanteuse mais pas pour la pianiste ; la photo du chanteur et son nom sont à la une, celui du pianiste apparaît en tout petit en bas ; et tous ces disques qui sortent où les pianistes n'existent pas dans les visuels ! Ce sont des faits qui me rendent profondément triste ! Car cela montre que les directeurs de maisons de disques et un certain nombre de programmateurs n'ont rien compris à ce répertoire...
Une relation de duo avec un chanteur, c'est un rapport d'une intimité absolue : on est en lien avec son souffle, sa forme physique, ses cordes vocales… Par ailleurs on ne se contente pas de jouer des musiques aussi belles que virtuoses, on porte un texte ensemble ! C'est un répertoire très varié en termes d'esthétiques bien sûr mais également de langues.
J'ai eu la chance de faire partie des lauréats de la Fondation Orsay-Royaumont, un projet porté par François Naulot, directeur artistique du Pôle Voix de la Fondation Royaumont qui défend le duo piano-voix avec beaucoup de conviction et d'intelligence. Le rayonnement de ce projet est extrêmement encourageant car il contribue à l'évolution des mentalités, dans un sens positif. Mais je tiens à militer autant que possible, même si ce mot peut paraître extrême, pour que le pianiste soit plus reconnu par les médias musicaux, les critiques, les programmateurs, etc.
JL : Comment vous situez-vous par rapport aux compositeurs – et aux compositrices – que vous jouez ?
COB : Je pense que l'interprète a un rôle de messager, de transmetteur entre le compositeur et le public. Je ne me situe pas en tant que juge : je trouve extrêmement important, en tant qu'interprète, d'être au courant de ce qui se fait, quelle que soit l’esthétique, quoi qu'on en pense. Lorsque j'ai ouvert la partition du premier prélude, Did it again, de Pascal Dusapin – une pièce qui était imposée pour un concours –, j'ai été tout de suite saisie par les extrêmes difficultés que l’œuvre présentait, dès le premier contact avec la pièce. Tout est empreint de virtuosité, d'exigences considérables à tout point de vue : lecture, réalisation, dextérité, accords, longueur de la pièce, endurance… et la mémoire, n'en parlons pas ! Cependant, en travaillant, on se laisse ensuite prendre au jeu de l'écriture. J'aime ces pièces où l'on apprend beaucoup et d’où l’on ressort changé. J'aurai d'ailleurs la chance de créer une œuvre de Pascal Dusapin pour voix et piano, avec la soprano Marie-Laure Garnier, en juillet prochain à l'Hôtel Maynier d'Oppède d’Aix-en-Provence : c’est une pièce commandée par le Festival d’art lyrique dont nous sommes heureuses lauréates HSBC 2018.
Mais j'apprécie tout autant l'esthétique de Camille Pépin dont j'ai notamment enregistré le CD monographique Chamber Music, aux côtés de nombreux autres musiciens. Les pièces de Camille ont la force de toucher tous les publics, même les moins initiés, il y a chez elle une immédiateté de l'émotion. Son style est un mélange de l'héritage des compositeurs impressionnistes français pour leurs orchestrations raffinées et des Américains (Glass, Reich) pour l'esprit minimaliste. Le défi en tant qu'interprète se situe souvent dans la création de couleurs et d'atmosphères très contrastées dans sa musique... tout en gardant un grand esprit rythmique !
Donc quelle que soit l'esthétique et l'époque d'une œuvre, je m'implique tout autant dans mon interprétation. J'ai passé un temps incalculable à apprendre quelques études de Ligeti, par exemple, avec souvent des tonalités différentes aux deux mains. Ce que j'aime, dans ce métier, ce sont les programmes nouveaux à monter au fil des années, quand bien même on reprend d'anciennes œuvres déjà jouées. On ne cesse de se remettre en question, on découvre – ou redécouvre – de nouveaux langages, on ne s'ennuie jamais. On est toujours dans l'apprentissage de soi et dans l'apprentissage de l'autre à travers son œuvre.
JL : Quelle est la place des compositrices dans vos choix ?
COB : Mon répertoire dédié aux compositrices est assez étoffé : Marguerite Canal, Lili et Nadia Boulanger, Mel Bonis, Clara Schumann, Alma Mahler… Je me suis engagée dans cette mouvance en faveur des compositrices à partir de ma collaboration avec le festival Présences Féminines en 2017. J'y étais invitée avec la violoniste Raphaëlle Moreau pour un récital qui se terminait par la création d'Indra de Camille Pépin dont nous sommes les dédicataires. Je retournerai à Toulon cette année, dans ce même festival, pour assurer la création française de sa première pièce pour piano solo Number 1. Et j’y jouerai par ailleurs les Dix-huit Pièces pour piano d'après la lecture de Dante de Marie Jaëll… Je dois saluer ici l'action de Claire Bodin, directrice artistique du festival dont le champ de diffusion s'étend maintenant à Paris, en partenariat avec la salle La Scala.