Considérée comme une étoile montante depuis de nombreuses années, la violoncelliste Camille Thomas est devenue une soliste, une concertiste, une chambriste applaudie sur la scène internationale, tant pour sa virtuosité que pour l'expressivité de son jeu. Confinements, quarantaines, horaires d'avion chaotiques et multiples engagements aménagés en fonction des restrictions sanitaires ont retardé d'autant la rencontre prévue... C'est finalement au cours d'un entretien téléphonique qu'a été recueilli le témoignage de ses passions, de son intense activité et de ses projets.

Camille Thomas
© Sonia Sieff

Jean Landras : Ravi de vous joindre, en dépit des difficultés du moment. Occasion pour nous de vous demander comment vous vivez votre condition d'artiste privée de public.

Camille Thomas : De tempérament hyperactif, l'arrêt brutal des activités a été très difficile à vivre, provoquant chez moi une sorte de sidération, car c'est mon public qui donne sens à ce que je fais. Toutefois, d'autres moyens de partager mon art sont apparus grâce, d'abord, à un contact avec Olivier Gabet, directeur du Musée des Arts Décoratifs de Paris. Filmée par le réalisateur Martin Mirabel, dans la nef absolument nue du musée, j'ai franchi un premier pas vers un projet en accord avec la situation : Voice of hope in museums. Vidéos dans lesquelles je fais entendre mon violoncelle depuis plusieurs hauts lieux de la culture, privés comme moi-même de public. Je rejoins ainsi quelque chose qui me tient à cœur : le nécessaire dialogue entre les arts, favorable à leur développement. L'architecture exceptionnelle des monuments, cadre du projet, leurs activités, les œuvres littéraires auxquelles ils renvoient font corps avec l'idéal d'harmonie que je poursuis dans la musique. Ces trésors artistiques réunis, portés par la vidéo, s'invitent directement dans les foyers confinés.

Comment la passion pour les arts, musique et violoncelle en particulier, a-t-elle germé chez vous ?

Enfant, j'ai très tôt aimé écouter Jacqueline du Pré ou Rostropovitch. Grâce à ma mère qui savait très bien quel lien organique existe entre le violoncelle et la voix humaine, j'ai intégré la Maîtrise de Radio France. Je l'ai quittée après deux années afin de me consacrer entièrement à l'étude du violoncelle. Le violoncelle et la voix sont mes deux passions à côté de la lecture, du cinéma, de l'opéra. J'aime les formes d'expression prenant le sens d'une histoire, nous projetant au delà du quotidien. Par ailleurs, je suis toujours attirée par la magie propre d'un lieu. Nous habitions un appartement dominant Paris ; depuis, j'adore contempler la ville à partir de positions élevées, en particulier les toits ! M'y installer avec mon violoncelle m'inspire profondément. Mais une belle salle de concert est tout aussi magique. Dans un domaine de nature différente, je me suis engagée depuis ma jeunesse dans des actions caritatives. D'où mon partenariat actuel avec l'UNICEF.

Est venu le temps de votre formation...

Je suis d'abord reconnaissante à ma mère d'avoir su éveiller en moi une profonde sensibilité. Puis j'ai reçu très tôt les leçons de Marcel Bardon au Conservatoire de Région de Paris. Il m'a initié au jeu virtuose de l'école française du violoncelle. Avec un art consommé de pousser son élève à donner toujours plus, à savoir surmonter les moments de trac. Son expression favorite : « il faut avoir la niaque ! »

Camille Thomas
© Uwe Arens

Attirée par la musique russe, je suis allée étudier à la Hochschule Hanns Eisler, située dans l'ancien Berlin-Est. Chance immense, Frans Helmerson, l'un des plus grands maîtres, y était professeur et j'ai reçu son enseignement. J'aime à le comparer à un entraîneur : son but est que l'étudiant parvienne à devenir son propre maître, que chacun devienne soi-même. J'ai également étudié durant quatre ans auprès de Wolfgang-Emanuel Schmidt à Weimar. Il m'a permis d'acquérir la grande confiance en soi, si nécessaire pour devenir vraiment professionnelle. Je conserve aussi un souvenir ineffaçable de l'Académie Seiji Ozawa où durant deux semaines, deux années consécutives, j'ai travaillé en quatuor quasiment jour et nuit ! Le niveau de pureté atteint grâce aux conseils du maître est inouï. Toutefois, je n'ai pas souhaité m'engager totalement dans cette voie, étant essentiellement attirée par le métier de soliste.

Métier qui vous amène à parcourir le monde, même si les conditions sanitaires actuelles restreignent vos déplacements.

J'aime voyager et jouer dans des lieux très divers, des grandes salles de concert jusqu'au festival « Un violon sur le sable », par exemple, où je trouve une fraîcheur, une proximité incroyable avec le public de la Grande-Conche à Royan. Chaque rencontre, chaque concert constituent un dépaysement ; la nouveauté, l'imprévu sont autant de stimulations, de challenges. Une vraie chance ! Je suis tout entière concentrée sur chaque prestation, celle-ci devenant pour moi à la fois danger et occasion de dépassement. J'ai besoin du public, dans toute sa diversité. Mon jeu est différent dès que le public est là. Je tire mon inspiration de sa présence. Paradoxalement, il m'aide à surmonter le trac lorsque je pense qu'il est là, attendant quelque chose de moi. Il n'y a pas de généralité, tout concert est une expérience forte et différente.

Pour enregistrer un CD, le processus est différent...

Oui, durant une prestation concertante en salle, on joue une seule œuvre. Un album se rapprocherait davantage d'un récital. Un CD est une création tout à fait originale. Rien n'y est donné d'avance, sa conception est analogue à l'écriture d'un livre. L'artiste est l'organisateur d'un voyage auquel il invite l'auditeur. Ce voyage nous transforme car il a un sens. Dans le CD Réminiscences, la Sonate pour piano et violoncelle de Franck constitue une arche magnifique de part et d'autre de laquelle s'organise la découverte des autres pièces. Dans mon dernier disque, Voice of hope, l'ensemble des œuvres constituent une image en miroir de l'œuvre centrale, le Concerto pour violoncelle de Fazıl Say, Never Give Up. Le premier mouvement se rapporte à la conflictualité humaine. Le deuxième évoque l'épouvante face aux déchaînements qu'elle engendre ; ici non par complaisance esthétique envers la violence mais pour tracer la voie d'une catharsis, d'une résilience. Le troisième mouvement est un chant d'espoir ; pour l'exprimer, le violoncelle emprunte en quelque sorte la voix du troubadour. Toutes ces évocations se retrouvent dans les autres pièces.

La création mondiale de ce concerto au Théâtre des Champs-Élysées avait été un succès ! Comment l'avez-vous vécue ?

J'ai découvert et joué une première fois la partition achevée, Fazıl au piano pour la partie orchestre et moi au violoncelle. J'étais émerveillée d'assister ainsi à la naissance de l'œuvre ! Ensuite, au Théâtre des Champs-Élysées, Fazıl était présent aux répétitions avec l'Orchestre de chambre de Paris, guidait le travail des musiciens. Au concert, il était là, attendant, anxieux, de connaître la manière dont le concerto serait reçu. Puis ce fut le succès, en effet. Je suis heureuse de pouvoir vous annoncer que notre collaboration est appelée à se poursuivre, en particulier sous la forme d'un récital autour de Chopin, en duo violoncelle et piano.

Parlez-nous d'un nommé « Feuermann »...

« Feuermann » ou « De Munck » sont les noms du violoncelle sur lequel je joue actuellement, prêté par la Nippon Music Foundation de Tokyo. De Munck a joué dessus au XIXe siècle ainsi que l'immense violoncelliste du siècle dernier, Emanuel Feuermann. C'est l'un des plus beaux Stradivarius. Il date de 1730. Les violoncelles sur lesquels j'ai joué auparavant étaient mes instruments mais celui-ci est mon partenaire, c'est moi qui l'accompagne sur scène. Je prends soin de lui, craignant constamment qu'il soit abîmé ou volé ; il m'arrive d'en rêver la nuit ! Jouer sur ce violoncelle est non seulement une chance mais aussi un honneur : je me sens héritière de De Munck, de Feuermann, de Steven Isserlis. Il fait évoluer mon jeu : nul besoin de le dominer, je me mets à son service pour lui permettre de donner tout ce qu'il peut faire rayonner de richesse, de lumière. Sa palette musicale est infinie et le son possède des ressources inépuisables de beauté, de nuances, de profondeur.

Quelle interprète êtes-vous, de manière générale ?

D'une manière générale, je dirais que mes interprétations s'inspirent de la théorie de Stanislavski au théâtre : devenir ce que l'on joue. Le choix de ce que j'interprète est guidé par le désir de proposer au public des œuvres que j'aime profondément, qui me parlent directement et dont je suis véritablement imprégnée. Je suis leur ambassadrice.

Dans le Concerto pour violoncelle n° 1 de Chostakovitch, par exemple, j'essaie de faire ressentir l'angoisse du compositeur pénétré de la justesse, de la force de son œuvre, conscient néanmoins que cela-même risque de le conduire en Sibérie. Les quatre premières notes, au violoncelle, peuvent faire entendre quatre coups qui, frappés à sa porte annonceraient l'irruption tant redoutée d'agents du KGB. Le deuxième mouvement, avec le chant éploré du violoncelle, évoque la chape de plomb pesant sur les consciences lorsqu'il est impossible d'avoir confiance en quiconque. C'est très noir et pourtant Chostakovitch trace aussi la voie à une forme d'expression libérée. Cette musique est complexe. La connaissance de l'époque, à travers le roman de Vassili Axionov, Une saga moscovite, m'a aidé à éclairer son interprétation.

En jouant du violoncelle, on endosse beaucoup de formes, de personnages : sa basse, ce sont les racines d'un arbre ; son caractère chantant, c'est la voix humaine et, en soliste, il peut sonner comme un violon, comme un piano. Les violoncellistes  souvent un peu en retrait jouent cependant un rôle important, toujours à l'écoute, méritant beaucoup de sympathie !

Camille Thomas
© Sonia Sieff

Par-delà la période actuelle pleine d'incertitude, quels sont les projets que vous formez ?

Il y a d'abord ce qui constitue pour moi un véritable projet de vie : l'interprétation des six Suites de Bach. Je ne les ai encore jamais jouées en entier. Je me donne plusieurs années pour toucher à ce sommet de perfection. C'est l'échelle de Jacob montant vers les cieux, le Saint Graal ! J'aimerais mettre aussi à mon répertoire le Concerto n° 2 « Présence » de Peteris Vasks que je devais jouer au cours d'un concert annulé ; j'ajouterais encore le Concerto n° 2 de Kabalevski et le Deuxième de Chostakovitch. Et j'aurai toujours un bonheur absolu à jouer des œuvres de musique de chambre, Brahms, Dvořák...