Issue des Conservatoires Nationaux Supérieurs de Lyon et Paris, Aline Piboule est désormais bien installée dans le paysage pianistique français et international, notamment depuis son succès au Concours International de piano d’Orléans en 2014, où elle a remporté cinq prix. À chacun de ses concerts, elle propose un univers singulier dans lequel compositeurs et auditeurs sont renvoyés par un jeu permanent de miroirs vers l'enchevêtrement des époques, des styles, des arts. Univers infini « dont le centre est partout, la circonférence nulle part » dirions-nous si l'on accordait un sens esthétique à cette expression pascalienne. C'est avec une vive passion qu'Aline Piboule a détaillé pour nous les différents aspects de son activité artistique.

Aline Piboule
© Jean-Baptiste Millot

Jean Landras : Vous apportez un soin particulier à choisir et agencer vos programmes, je pense à vos récitals récents à Grenoble ou à Metz. Quelle est votre conception du concert ?

Aline Piboule : J'aime imaginer un concert comme étant une grande odyssée musicale en résonance avec d'autres arts et dépassant la liste des œuvres les plus fréquemment interprétées. À Grenoble, lors du récital associé à l'exposition Picasso au cœur des ténèbres, j'ai joué les Trois caprices de Ohana. Ils ont reflété l'imaginaire du peintre : par exemple, le poignant Enterrar y callar est clairement inspiré des Désastres de la guerre de Goya et m'évoque Guernica. Baigneuses au soleil et Cerdana de Séverac, Musica callada de Mompou et La Mer de Debussy (transcrite pour piano seul par Ollivo) ont complété ce voyage musical et pictural.

Il est important pour moi de présenter oralement au public la façon dont j'ai conçu mes programmes, de donner des clefs d'écoute car il me semble que c'est un bon moyen pour que l'auditeur entre dans mon monde avec confiance. La musique de Ohana aurait pu paraître austère, et finalement les auditeurs venus me rencontrer après le concert m'ont dit avoir été touchés par cette musique, à la lumière de cette présentation. Pour le public qui venait pour la journée organisée par le musée avec concert, conférence puis visite de l'exposition, il est très clair que c'est le mélange entre les arts qui les a touchés. La musique est au fond extrêmement abstraite pour bon nombre de personnes et il faut arriver à dérouler le fil d'Ariane leur permettant de débuter le voyage avec nous. Certaines personnes venaient même pour la première fois à un concert de musique classique et en sont ressortis avec l'envie de renouveler l'expérience !

À l'Arsenal de Metz, le programme avait pour thème : « Sur l'eau », avec sept barcarolles de Fauré, des œuvres de Debussy, Séverac... C'est une thématique qui m'est chère et j'en fais de nombreuses variations. Je suis persuadée que la musique peut nous reconnecter à une part de nous-même, celle que nous avons pu oublier en chemin, pris sans cesse dans de prétendues urgences qui nous éloignent du rêve et de la beauté. Quand je présente mes programmes au public, ce que je cherche, au fond, c'est casser les barrières, prendre soin des liens entre nous, et retrouver l'aspect chaleureux du partage de la musique entre amis. Il me semble qu'une grande part d'entre nous a besoin de proximité et de se projeter dans une histoire, de s'embarquer pour une étonnante promenade.

Depuis quatre ans, je propose aussi des récitals pour jeune public en collaboration avec les Jeunesses Musicales de France. C'est pour moi un engagement politique d'aller initier au concert classique des enfants dans des lieux souvent éloignés des programmations musicales. En général ce sont des moments très forts en émotions.

Aline Piboule
© Meng Phu

JL : Et vous ne proposez pas que des programmes en soliste…

AP : Je pratique aussi, depuis longtemps, la musique de chambre et l'accompagnement. Étudiante, j'accompagnais souvent mes amis violonistes, devant m'adapter à chacun. Donner confiance à l'autre afin qu'il déploie son potentiel : le métier d'accompagnateur est passionnant et complexe bien qu'injustement sous-estimé en France. Centrer son attention sur l'autre sans pour autant être déconcentrée du piano, insuffler de l'énergie tout en restant en retrait est pour moi un jeu fascinant.

J'ai commencé mes études supérieures par l'accompagnement, ce qui est plutôt atypique comme parcours. D'ailleurs durant quatre ans j'ai uniquement joué avec d'autres musiciens, et parallèlement je me suis lancée dans un travail solitaire sur la qualité du son. Ce n’est qu’après cela que je me suis sentie prête à proposer une vision personnelle du répertoire solo au public.

JL : Vous avez évoqué le public, les autres musiciens, le piano. Quel est votre rapport avec le répertoire ?

AP : J'aime explorer les compositions de musiciens peu connus mais formidables tels Koechlin, Séverac, Ropartz... Au prochain Printemps des Arts de Monte-Carlo par exemple, j'interpréterai des raretés de la musique française : Aubert, Ferroud, Samazeuilh et Decaux. Ayant découvert grâce à un ami violoniste la compositrice Mel Bonis, j’ai intégré récemment à mes concerts ses Femmes de Légende, et je les prolonge avec les Trois pièces de Lili Boulanger. J’aime aussi établir aussi des rapports qui étonnent, comme mettre en regard Koechlin et Ligeti ! Je pourrais revenir sur quelques expériences assez récentes d'associations inattendues : l'an dernier au Printemps des Arts de Monte-Carlo, j'avais enchaîné sans interruption la Mort d'Orphée de Glück avec Wasserklavier de Berio puis la transcription par Liszt du lied de Schubert Auf dem Wasser zu singen… mais aussi un extrait de Makrokosmos de Crumb avec la Barcarolle de Chopin, révélant ainsi l'extraordinaire modernité de ce compositeur.

Décloisonner les genres et les époques pour entrevoir des liens souvent ignorés, faire goûter l'esprit de nouveauté, d'actualité qui se cache sous le nom de compositeurs oubliés, voilà en quoi cette exploration des répertoires me passionne.


JL : À propos de compositeurs oubliés ou méconnus, vous avez une relation particulière avec la musique d’Olivier Greif, décédé il y a vingt ans cette année…

AP : J'ai découvert ce compositeur il y a fort longtemps, grâce au magnifique disque de Pascal Amoyel et Emmanuelle Bertrand. La Sonate de guerre m'a bouleversée, et lorsque je me suis présentée au Concours International de Piano d'Orléans en 2014, j'ai inscrit cette sonate à mon répertoire et j'ai remporté le Prix Greif entre autres. J'ai régulièrement interprété cette sonate en récital et force est de constater que cette musique est puissante, et qu'elle émeut énormément de gens, pourtant pas forcément sensible à la musique dite « contemporaine ». Le premier mouvement nous transporte vraiment pendant la Seconde Guerre mondiale, on entend des chants nazis, le bruit des bottes, des coups de canons, tout cela est d'une immense violence. Le deuxième mouvement est la vision d'un champ de ruines absolu, tout n'est que mort et désolation. Un simple et banal arpège de do majeur au milieu, tel un rayon de soleil, redonne la force de se lancer dans le troisième mouvement vigoureux, qui est un ostinato sur les quelques notes du brouillage de Radio Londres.

L'histoire de la famille Greif est poignante, son père médecin est un rescapé d'Auschwitz. Pour diverses raisons, ce sont la musique et la médecine qui lui ont sauvé la vie. Olivier Greif s'est rendu compte à la fin de sa vie qu'au fond, la Shoah avait marqué toute son oeuvre. Cette Sonate de guerre est un hommage aux victimes, un « vigoureux plaidoyer pour la paix » comme disait Olivier, et elle contribue également à préserver cette mémoire afin que rien ne s'oublie. Pour le vingtième anniversaire de la disparition du compositeur, je jouerai cette œuvre aux Lisztomanias, en la mariant avec Funérailles et Bénédiction de Dieu dans la solitude de Liszt. J'inscrirai également à mon répertoire la sonate Codex Domini, marquée d'un désespoir profond, composée au moment où Greif pensait mourir prochainement.

Aline Piboule
© Jean-Baptiste Millot

JL : Vos projets ne vont pas sans un travail de recherche étendu et approfondi...

AP : Notre métier est un métier de chercheur. Je compare l'interprète au traducteur essayant de déceler tout ce que l'auteur a laissé : langage, façons de penser... Mais comme dans toute recherche on ne peut jamais être définitivement satisfait. J'ai cet esprit de recherche et j’ai conscience du travail sans fin de l'interprète. Ce qui est fascinant, c'est que tout cela est vivant, rien n'est jamais immuable : l'interprétation d'une œuvre, notre vision varie au cours de notre vie. Je me souviens qu'étant jeune, je détestais l'œuvre de Debussy, alors qu'il est maintenant un de mes compositeurs préférés. Jouer Debussy me donne maintenant un sentiment que Pascal Quignard appelle « océanique » et qu'il m'encourageait, récemment encore, à assumer.

JL : Il semble que la littérature en général, et celle de Pascal Quignard en particulier, vous passionne.

AP : Mots et musique s'éclairent mutuellement. Ici comme entre les œuvres musicales mêmes, les jeux de miroirs m'intéressent. De même entre la peinture et la musique. La peinture d'Hélène Delprat, artiste que j'admire profondément, est un monde qui m'inspire. En littérature, je me retrouve complètement dans l'ouvrage de Pascal Quignard, Boutès. Inspiré des Argonautes d'Apollonios de Rhodes, Boutès succombe volontairement à l'appel des Sirènes, c'est-à-dire à la passion qui le possède. Contrairement aux marins qui emplissent leurs oreilles de cire pour ne pas entendre, à Orphée qui affronte le chant des Sirènes avec la puissance de sa propre musique ou à Ulysse qui souhaite entendre mais ne pas céderBoutès représente le choix de vivre intensément désir, tentation et passion.

Ce livre parle de la musique, de son appel à s'immerger et à se perdre dans l'univers infini et enveloppant. J'en suis tombée amoureuse ! Après l'avoir lu, j'ai proposé à Benoît Menut de composer pour l'occasion et que sa musique soit au milieu d'autres œuvres du répertoire – des pièces de Debussy, Schubert, Chopin, Fauré, Messiaen... Et j'ai proposé à Pascal Quignard d'être le narrateur de ce récital, ou plutôt « récit-récital », comme nous l'appelons à présent ! Pascal est rare sur scène, c'est un rêve qui se réalisera pour moi, vraiment. Et cette façon d’intercaler des pièces du répertoire avec des créations est à mon sens un double point positif : c’est une nouvelle façon d'écouter des œuvres connues grâce à celles de Benoît, et des œuvres du nouveau répertoire écrit pour le piano grâce à l'inspiration des anciens. La boucle est bouclée !