C’est l’histoire d’un directeur d’opéra qui subit l’équivalent lyrique des sept plaies d’Egypte : son prédécesseur a pris la tangente en Italie et lui a passé le relais un an plus tôt que prévu, son Ministère lui met la pression pour réformer l’institution, une pandémie l’empêche d’ouvrir ses portes au public, les journaux multiplient les polémiques – à (l’extrême) droite sur la façon dont son institution aborde les questions de diversité, à gauche sur le salaire de son futur directeur musical… Saura-t-il sauver son théâtre dans la tempête ?

Alexander Neef
© E. Bauer / Opéra national de Paris

Voilà qui ferait un bon argument d’opéra bouffe, presque plus fantasque encore que les convenienze ed inconvenienze teatrali d’un Donizetti. Telle est pourtant la vraie vie d’Alexander Neef, directeur de l’Opéra national de Paris depuis le 1er septembre dernier, qui se présente avec une ponctualité d’horloger suisse à la visioconférence exclusive qu’il a bien voulu nous accorder. Passons sur l’étrange sensation de recevoir le patron de la Grande Boutique livré à domicile ; ce qui est surtout frappant en ces temps de crise, c’est le mélange de patience, d’extrême professionnalisme et de sérénité à toute épreuve qui anime cet ancien de la maison parisienne, familier des rouages de l’institution depuis son poste de directeur de casting entre 2004 et 2008. Pendant les trois quarts d’heure que durera l’entretien, la voix restera posée, le sourire poli, le discours maîtrisé, avec à peine quelques mots mal assurés sous le léger accent chantant de ce natif d’Allemagne de l’Ouest.

Rien ne semble effrayer Alexander Neef. Sauter dans l’avion pour Paris alors qu’il aurait dû rester à la Canadian Opera Company pour quelques mois de transition entre ses deux postes ? La décision se résumerait presque à une simple considération des fuseaux horaires : « quand j’étais à Toronto, pour rattraper un peu la journée de travail à Paris, il fallait parfois se lever très tôt, vers 4h, ce qui était un peu rude, explique-t-il d’un ton égal. Alors que quand je suis à Paris, la journée de travail à Toronto commence vers 15h, et même si cela peut se prolonger dans la soirée cela reste beaucoup plus gérable. » Bien sûr, d’autres facteurs l’ont aidé à sauter le pas et à se lancer dans l’aventure parisienne plus tôt que prévu. « J’ai fait un petit décompte au moment de ma nomination et il y a une bonne cinquantaine de personnes, uniquement dans l’administration, qui étaient déjà là quand j’ai quitté mon poste de directeur de casting, en 2008. Ajoutez des musiciens de l’orchestre, des choristes, des danseurs du ballet… Si j’ai osé relever le défi, dans la situation actuelle et en arrivant un an plus tôt que prévu, c’est parce que je me sentais déjà à l’aise avec les gens. Préparer un projet avec des personnes qu’on connaît déjà, avec lesquelles on a déjà travaillé, cela permet de démarrer beaucoup plus vite… »

« Beaucoup plus vite ». Voilà qui prête à sourire alors que le milieu culturel français est à l’arrêt depuis des mois ! Mais lui ne désespère pas. Quand je lui demande si, vraiment, il pense pouvoir rouvrir les portes de l’opéra avant la fin de la saison, il ne se démonte pas : « on espère toujours ! On vient d’annuler les activités publiques pour le mois d’avril, mais il nous reste ensuite deux mois et demi, avec quatre productions d’opéras et au moins deux ou trois programmes de ballet, donc le volume d’activité est encore relativement important… » Alors que le ras-le-bol est perceptible chez certains de ses confrères, Alexander Neef tempère, conscient qu’il est extrêmement dépendant du soutien exceptionnel que l’État veut bien lui accorder. « Il ne faut pas mentir, on aimerait bien que l’Opéra soit ouvert. Mais nous nous sentons quand même bien soutenus. Notre modèle dépend à presque 60% de ressources propres, ce qui n’est pas le cas de toutes les institutions. Dans cette situation où l’on fait face à une rupture brutale de l’activité et à une absence de recettes très importante, il nous fallait ce soutien que l’État nous a accordé pour l’année 2020. » Cela ne l’empêche pas de pointer du doigt un décalage : « nous traversons une période où le cycle des prises de décision du gouvernement, de deux ou trois semaines, n’est pas aligné avec notre besoin de prendre des décisions beaucoup plus en amont. Pour nous, un cycle de préparation, même pour une production qu’on a déjà donnée, c’est plutôt quatre semaines, et six semaines pour une nouvelle production – sans inclure la préparation technique. »

Ermonela Jaho (Marguerite) et le metteur en scène Tobias Kratzer répètent Faust
© E. Bauer / Opéra national de Paris

La solution ? Redéfinir les objectifs : « on a pris les choses en main en essayant de trouver une raison pour chaque activité qu’on maintient. Pour la plupart, nous procédons à des captations, soit pour notre plateforme (Opéra chez soi), soit avec un partenaire – ARTE Concert, France Télévisions, France Musique… Si on a la certitude d’une captation, cela vaut le coup ! D’ailleurs, en ce qui concerne les nouvelles productions, nous sommes presque obligés de les créer, car il faut qu’elles intègrent le répertoire. » Il prend l’exemple du Faust de Tobias Kratzer, récemment diffusé sur France 5, ce qui permettra à sa reprise future de se dérouler dans les meilleures conditions… « On n’anticipe pas seulement dans le cadre de la situation actuelle mais aussi pour les saisons futures qui sont déjà planifiées… C’est toute la complexité de l’Opéra ! » Cette complexité échappe parfois aux lyricomanes et balletomanes, prompts à s’agacer, comme quand l’Opéra donne une soirée Jeunes Danseurs à huis-clos et non captée : « il faut juste être un tout petit peu patient, dit-il en souriant. Il peut y avoir une logique dans notre folie… Cette soirée Jeunes Danseurs a été préparée en vue d’être proposée à un public. Parfois, les réseaux sociaux ont tendance à s’exciter très vite ! »

Quel que soit le sujet, les polémiques ne semblent pas avoir prise sur Alexander Neef. L’identité du nouveau directeur musical et son supposé salaire mirobolant ? « Nous sommes parfaitement conscients de nos responsabilités, dit-il poliment mais fermement. On aime la polémique, surtout à Paris… » Je comprends ensuite que l’officialisation de Gustavo Dudamel, pressenti depuis longtemps pour prendre la succession de Philippe Jordan, n’est qu’une question de temps, même s'il ne lâchera toujours pas le nom du maestro vénézuélien : « nous attendons le bon moment pour en parler. C’est comme les annonces de saison… Ce n’est pas parce que la saison n’est pas prête qu’on ne l’annonce pas ! Actuellement, le contexte est un peu moins joyeux », commente-t-il non sans euphémisme. Il restera par ailleurs avare en confidences sur sa programmation future : s’il admet que le Ring est « en préparation avec Calixto Bieito, on commence le casting » et que l’aventure se fera cette fois-ci sans Philippe Jordan (« mais nous n’excluons pas du tout un retour de Philippe, nous sommes en très bons termes ! »), il ne confirmera ni n’infirmera la participation du futur directeur musical dans l’aventure.

Lise Davidsen (Sieglinde) et Philippe Jordan répètent Die Walküre en décembre 2020
© Elisa Haberer / Opéra national de Paris

Autre polémique : la question de la diversité dans l’institution, qui a fait l’objet d’un rapport violemment critiqué avant même sa publication. Là encore, Alexander Neef ne voit pas le problème : « je ne suis pas dans l’idéologie, je suis directeur d’un théâtre. Ce qui m’intéresse, c’est de faire marcher mon théâtre avec mes artistes d’aujourd’hui pour le public d’aujourd’hui. Pour moi, le vrai danger, c’est si les artistes me disent qu’une œuvre ne leur dit rien, qu’ils ne savent plus comment la donner aujourd’hui. Nous sommes en charge d’un patrimoine. Comment le garde-t-on en vie ? Y a-t-il un contexte qu’il faut expliquer ? Si nous voulons rester au cœur de la société, une société qui change, il faut bien qu’on regarde comment cela nous affecte. C’est pour cela que nous avons lancé cette initiative, qui fait suite au manifeste lancé fin août par un groupe de nos salariés : pour animer ce débat et pour trouver nos réponses, pour nous, aujourd’hui. »

Car Alexander Neef considère avant tout l’Opéra non comme un musée d’œuvres figées mais comme un lieu de spectacle vivant, forcément contemporain. « Les œuvres accumulent de l’histoire au cours de leur existence, et nous y trouvons toujours de nouvelles choses car notre regard change. Évidemment, nous essayons d’être historiquement informés, mais nous sommes tous des gens d’aujourd’hui, nous ne pouvons pas échapper à cette réalité – c’est valable pour le metteur en scène, les chanteurs, mais c’est la même chose pour le public ! On ne peut pas faire abstraction des expériences de notre quotidien. » Si le directeur parisien pense ainsi, cela remonte peut-être à sa première expérience dans un théâtre lyrique, quand il était enfant, dans les années 80 à Stuttgart : « c’était une représentation de Fidelio, dans une mise en scène de Iouri Lioubimov. Je me souviens très bien de cette mise en scène. Toute la salle figurait la prison : il y avait des hommes en manteaux noirs devant toutes les portes, ils les ouvraient, les claquaient… C’était un invité de la RDA qui dirigeait, c’était indiqué ainsi dans le programme. Politiquement, c’était intéressant ! Tout cela m’a fortement marqué… Cela a été le point de non-retour. »

Alexander Neef
© E. Bauer / Opéra national de Paris

Un opéra aux portes verrouillées, voilà un concept qui ne manquerait pas de pertinence aujourd’hui encore. Si Alexander Neef n’est pas désespéré pour son théâtre, il s’inquiète en revanche pour les chanteurs. « Après un an de pandémie, c’est assez frappant : beaucoup de chanteurs n’ont plus l’habitude de chanter ! Toutes les semaines, nous procédons à des auditions. Les artistes sont beaucoup plus nerveux que d’habitude, ils ont parfois vraiment besoin de se reprendre. Pour eux, le simple fait de chanter devant quelqu’un est un tel choc ! » Si des chanteurs lyriques lisent ces lignes, qu’ils se rassurent : Alexander Neef n’est visiblement pas le plus cruel des juges. « Même en temps normal, une audition, c’est toujours la pire possibilité pour rencontrer un artiste. Il y a beaucoup de très grands chanteurs qui, quand ils étaient auditionnés très jeunes, étaient très mauvais ! Parfois, il faut simplement chanter à nouveau le même air, je propose souvent cela aux jeunes artistes : “Refais-le, chante avec ta voix, n’essaie pas de m’impressionner !” C’est toujours extrêmement instructif. » Et l’admirateur de Fidelio de détailler son goût pour les séances de travail avec les artistes, « toujours très enrichissantes ».

Alexander Neef va plus loin : pour soutenir les jeunes chanteurs et faire évoluer le modèle de l’Opéra de Paris, il travaille à (re)former une troupe au sein de la maison. « L’idée est vraiment de créer une base économique et artistique solide pour des chanteurs qui ont été frappés par la crise et qui ont perdu tous leurs contrats pendant un an. Nous avons récemment lancé une mission à un haut fonctionnaire français qui, dans une autre vie, était chanteur d’opéra, en troupe ! Il va travailler avec nos équipes pour poser les fondements d’une troupe – fondements juridiques, organisationnels, artistiques… Nous voulons présenter un projet abouti dans quelques mois, qu’on puisse lancer pour la saison 2022/2023. » La troupe s’appuiera sur des jeunes chanteurs issus de l’Académie de l’Opéra, mais pas seulement : « Nous n’allons pas faire quelque chose de dogmatique. Il va falloir catégoriser les types de voix qu’il nous faut… Cela ressemblera un peu au modèle des troupes allemandes, ce sera une troupe où les chanteurs pourront rester quelques années pour s’établir et démarrer une carrière. »

Derrière la façade distante et polie d’un directeur à sang froid, on devine qu’Alexander Neef, en dépit du contexte sanitaire, n’est pas le genre d’homme à s’enfermer dans sa tour d’ivoire. Si le Ministère de la Culture l’a pressé de réformer son institution dès sa prise de fonction, lui se soucie avant tout de traverser la crise sans encombre avec tous ses employés : « depuis mon arrivée en septembre, je rencontre une volonté très forte du personnel de maintenir son activité. Les trois collectifs artistiques (le ballet, les chœurs et l’orchestre) se sont déclarés volontaires pour se faire tester une fois par semaine, ce qui a assuré notre activité entre septembre et aujourd’hui. La maison a vraiment témoigné d’un investissement remarquable dans sa mission de service public. J’ai énormément de respect pour le personnel qui a tenu de cette manière. »

Le projet de salle modulable
© Henning Larsen

Pour préserver ses troupes, le directeur semble prêt à mettre dans la balance le projet de lancement de la troisième salle de l’Opéra, initialement prévu pour 2023 mais déjà repoussé à 2024. Le projet serait-il même entièrement remis en question ? « Dans les circonstances actuelles, cela fait effectivement partie de cet échange que nous allons avoir avec les tutelles sur l’évolution de l’Opéra. » Car pour le capitaine de la maison, les priorités sont claires : « comme tout le monde, nous sommes dans une situation où la survie quotidienne prend le pas sur l’avenir. Et je pense franchement qu’il faut qu’il en soit ainsi. »