Et Wanda Landowska vint, certes pas la première claveciniste de l'histoire moderne, mais bien celle qui remettra à l'honneur l'instrument et la pionnière qui enregistrera en 1933, à Paris, les Variations Goldberg dans leur intégralité au clavecin – elle avait été précédée en 1928 par Rudolf Serkin qui en avait gravé un rouleau de piano mécanique. Claudio Arrau dira plus tard avoir demandé à RCA de ne pas publier son propre enregistrement de 1942, après avoir entendu un récital de sa consoeur, trouvant que le clavecin disqualifiait ici le piano. Landowska les réenregistrera en 1945, aux Etats-Unis où les nazis l'avaient contrainte à émigrer six ans plus tôt avec ses partitions et son clavecin pour seuls bagages, laissant à Saint-Leu-la-Forêt, près de Paris, sa bibliothèque et ses collections qui seront dévastées par l'occupant. Arrau reviendra au compositeur à la fin de sa vie pour une série de disques : en 1991 son vieil enregistrement sera ajouté aux nouveaux, ce qui permit de constater qu'il y était d'une pertinence qui fait regretter qu'il n'ait pas enregistré tout Bach quand il n'avait que 40 ans.

Alain Lompech
© Tristan Labouret / Bachtrack

Pourtant, l'instrument que jouait Landowska construit selon ses plans par Pleyel était un piano, de par la robustesse de sa construction, sur lequel avaient été greffés un double clavier et une mécanique pour pincer les cordes, et pas un instrument des XVIIe ou XVIIIe siècle français ou flamand. Cet instrument moderne intéressera d'ailleurs de nombreux compositeurs qui écriront pour lui quelques chefs-d'œuvre, dont le Concerto de Manuel de Falla est le meilleur exemple de l'appropriation d'un son résolument neuf, quand bien même le Pleyel était censé ressusciter un instrument historiquement singulier autant que parfait. Le clavecin a même été exécuté en place publique pendant la Révolution française tant il symbolisait l'aristocratie, au point de partager le destin d'un ci-devant noble guillotiné. La Révolution culturelle dans la Chine maoïste si marquée par 1789 et la Terreur fera subir le même sort à des pianos pendant qu'on brisait les mains et les bras de pianistes.

Les Variations Goldberg étaient connues au XIXe siècle dans plusieurs éditions dont l'originelle de 1741. Celle de Czerny et Griepenkerl sera publiée par Peters en 1850, trois ans avant celle de Becker par Breitkopf. Des copies de l'ancienne circulait encore, mais seulement 19 exemplaires en sont parvenus jusqu'à nous, dont l'un corrigé par Bach sera découvert, à Strasbourg en 1974, par le musicologue et organiste Olivier Alain, frère de Jehan et de Marie-Claire. Elles étaient donc jouées, mais évidemment pas de façon aussi fréquente que les sonates de Beethoven. Il en existait d'ailleurs au moins une version arrangée pour deux pianos par Rheinberger en 1883.

Avec Glenn Gould en 1956, le statut des Variations changera, passant du statut de l'œuvre pour musiciens et public de connaisseurs à celui d'icône. D'abord aux Etats-Unis, car les disques CBS du pianiste canadien y étaient aussi bien distribués qu'ils étaient très peu présents dans les bacs des disquaires européens. Puis en Union soviétique où, allez savoir pourquoi sinon que son abstraction, son égalitarisme polyphonique et ses vertus pédagogiques la préservaient de toute condamnation politique, la musique pour clavier de Bach était jouée et enregistrée par les plus grands pianistes dont Samuel Feinberg et Maria Yudina. Rameutés par la toute jeune Tatiana Nikolayeva vainqueur du Concours Bach de Leipzig, les musiciens et le public firent un triomphe à Gould quand il se produisit à Leningrad comme à Moscou, lors d'une tournée en mai 1957.

Les Goldberg de studio originelles puis tous les enregistrements Bach de Gould devaient acquérir peu à peu un statut particulier en Europe occidentale, dès lors qu'ils y furent pressés et plus seulement importés au compte-gouttes. Son dernier enregistrement et le film réalisé pour la télévision par Bruno Monsaingeon seront une consécration dont on a oublié la portée : le disque se vendra comme des petits pains dans le monde entier et ces Variations hier élitistes deviendront œuvre de chevet et source d'innombrables projets artistiques. Ce sera surtout un nouveau départ pour l'œuvre pour clavier de Bach dans la conscience des musiciens et du public. Car à vrai dire les pianistes occidentaux avaient quasi tous suivi l'exemple de Claudio Arrau et de plus en plus délaissé Bach au cours des années 1950, 1960 et 1970, intimidés par Gould et par le clavecin, à de rares exceptions près. Les clavecinistes étaient là, certains beaucoup moins passionnants que ne l'avaient été Landowska, mais il n'était pas bien vu que les pianistes touchent à ce répertoire. Ralph Kirkpatrick, Gustav Leonhardt entrèrent en scène, puis Blandine Verlet, Pierre Hantaï, Andreas Staier, Céline Frisch et beaucoup d'autres dont les interprétations philologiques émanent surtout de musiciens inspirés, prenant des risques, entrainés par leur conviction et triomphant de tous les écueils. Malgré ces réussites éclatantes, le clavecin reste malheureusement un instrument pour happy few et les Variations Goldberg sont de plus en plus enregistrées par les pianistes qui, en nombre de publications mois après mois, laissent loin derrière les clavecinistes. C'est ainsi, et il faut regretter le peu de visibilité des adeptes de l'instrument à cordes pincées dans la vie musicale.

On ne dénombrera pas ici toutes les Goldberg publiées les cinq années passées, mais la double publication récente de Lang Lang (DGG) permet d'en revisiter quelques-unes. Le musicien a réuni une version captée en public et son miroir enregistré patiemment en studio. Le Chinois a des détracteurs dont la hargne suspecte donne des raisons supplémentaires d'aller y voir de plus près car le musicien vit avec cette œuvre depuis son adolescence : ça mérite au minimum le respect. Certains abordent imprudemment la notion de mauvais goût pour s'attaquer à ses disques. Or, on le sait bien, « le mauvais goût, c'est celui des autres », ou plutôt comme le sociologue Bourdieu le disait c'est une « réaction attendue par la société ». Et la micro-société de la musique n'est pas avare de « leur mise en scène ». Après écoute attentive des deux versions, j'aurais tendance à préférer l'allant et le naturel du live au peaufiné et gourmé du studio : Lang Lang s'effaçant peu à peu dans le premier, sans abdiquer son rôle, pour laisser à l'auditeur sa place.

Beatrice Rana (Warner) avait publié en 2018 un enregistrement splendide, mais peut-être, je dis bien peut-être, pourrait-on relever le fait que son jeu y regorge de couleurs et ne fait jamais oublier le piano pour le piano. Son interprétation n'est pas moins chargée d'affects que celle de Lang Lang, mais elle a des intuitions merveilleuses d'articulations qui font redresser la tête et tiennent en haleine l'auditeur – mais pas toujours. Remontant de trois ans dans le temps, il ne faudrait pas oublier le déjà quasi vétéran Lars Vogt (Ondine) dont l'enregistrement, passé un peu inaperçu, est merveilleux par son assurance assouplie par une longue fréquentation des Goldberg : la liberté apparente avec laquelle il chemine fait oublier qu'il est savant et a lui aussi étudié le texte et les enregistrements de ses confrères. Son interprétation est irrésistible. Comme l'est plus encore celle publiée en 2019 par le tout jeune Gabriel Stern, alors âgé de 25 ans (Lyrinx) : juste en chaque instant, comme aux aguets dès l'« Aria » qu'il prend allant comme s'il lançait une toupie qu'il va tenir en équilibre pendant plus d'une heure et quart. Jeu prodigieux d'aisance pianistique, sans aucun effet malgré une virtuosité phénoménale, d'aisance formelle et de savoir musicologique tant articulations, ornements, tempos et polyphonie vont de pair avec une expression qui repousse au loin le « Moi ! Moi ! Moi ! » comme l'incertitude pour laisser la musique venir au monde.

Cette interprétation prodigieuse du jeune Franco-Israélien de Genève vient compléter la toute dernière version qui sera publiée le 20 octobre par Pavel Kolesnikov (Hyperion). Le jeune Russe de Londres prend un chemin passionnant et réfléchi en chaque détail. Son piano est enregistré de près, sans éclats, sans brillance, comme s'il était fermé et que le pianiste jouait pour un tout petit cercle d'amis, refusant la plénitude du grand piano réel et symbolique de la salle de concerts. Quel art de la narration, quelle science des articulations, des textures sonores dans une économie de dynamique époustouflante ! Quelle stylisation, union fascinante d’abstraction, de retrait en soi-même et d’éloquence, de fulgurances sans effets et sans maniérisme ! Sous les doigts de Kolesnikov, la dernière variation soudain s’éteint, le son s'efface, le silence se fait puis vient le retour de l’« Aria » qui sort de la brume, s'anime peu à peu comme un retour au réel : moment inoubliable qui m’a fait penser à la lumière si particulière des scènes en extérieur du film Barry Lyndon et aussi à ce passage ou l'écrivain japonais Junichirô Tanizaki, dans L’Éloge de l’ombre (POF, 1977), parle de l'usure de la vieille théière patinée par les mains, du reflet si doux et profond qu'elle renvoie vers qui – sait – regarder.