Depuis le commencement du Concours international de piano Edvard Grieg dont la dix-septième édition vient de se tenir du 26 août au 3 septembre, il n'est pas tombé une goutte de pluie sur Bergen, ville réputée, si l'on peut dire, pour ses pluies abondantes et fréquentes. Les plaisanteries météorologiques vont bon train parmi les responsables de la compétition et les mélomanes chaleureux qui suivent les épreuves et s'adressent à vous sans façon, passant directement à l'anglais quand vous leur faites comprendre que vous entretenez des relations très distantes avec la langue norvégienne depuis au moins la conquête de la Normandie à laquelle les « hommes du nord » ont donné son nom. À la vue du médaillon presse, les questions fusent : Bachtrack ne leur est pas du tout inconnu et promis, ils vont nous lire...
Nous ne sommes pas dans une capitale où les gens sont stressés, mais entre mer et lac, au bout d'une sorte de petit isthme au sommet duquel Edvard Grieg et sa femme vivaient dans une petite maison de bois peint face à un paysage romantique, de forêts, d'eau et de grandes falaises de grès sombre, serein ces jours-ci mais que l'on devine plus mystérieux quand le brouillard tombe, plus dramatique quand la tempête souffle. On comprend mieux cette musique dont Ravel disait qu'elle nous poussait à regarder à travers la fenêtre, aussi aimée du public que longtemps sous-estimée. Malgré l'indéfectible affection que quelques interprètes et compositeurs lui témoignaient : ainsi Béla Bartók saluait en Grieg le premier compositeur à s'être « libéré du joug allemand » pour créer un idiome national que le Norvégien, fervent dreyfusard, voulait universel pour le public et les interprètes. Et Claudio Arrau admirativement disait : « le Concerto de Grieg sent la morue », tant cette œuvre évoque la nature et les embruns.
Certains des membres du public accueillent chez eux les candidats pendant toute la durée de la manifestation. Ce mot n'est pas utilisé ici pour ne pas avoir à répéter le mot concours. C'en est un incontestablement, mais il a quelque chose qui le rend vraiment différent de la plupart des autres. Et d'abord ceci : les pianistes éliminés sont invités à jouer toute affaire cessante dans des salles à l'entour et sont rétribués pour cela ! Délicate attention qui ne les laisse pas seul avec leur déception et leur permet de rembourser leur billet d'avion acheté pour venir. Ils peuvent rester jusqu'à la fin des épreuves s'ils le souhaitent – ce qu'une petite bande fera, et pas les moins talentueux de ceux que nous avons écoutés.
Ensuite, ce concours-festival de musique organise des excursions auxquelles sont conviés concurrents et familles d'accueil. C'est ainsi que dans une ambiance détendue et joyeuse, tous se sont retrouvés à l'Académie Ole Bull dans la toute petite ville de Voss dans le fjord de Hardanger pour entendre quelques-unes des sources populaires de la musique de Grieg grâce à une chanteuse, un joueur de fiddle et au président du jury Einar Steen-Nøkleberg. Les mêmes étaient là pour l'éclairante conférence donnée par Liv Glaser sur « Grieg et la musique baroque », causerie ponctuée d'exemples donnés au piano avec une sonorité chantante qui rappelle que cette célébrité norvégienne de 87 ans fut une étudiante de Marcel Ciampi et de Vlado Perlemuter au Conservatoire de Paris. Autre « occupation » intéressante : un cours public d'interprétation donné par Lilya Zilberstein, membre éminent du jury, à l'Académie Grieg.
Cerise sur le gâteau, inimaginable ailleurs, tout le monde était convié à un récital donné par Bruce Liu, vainqueur de la dernière édition du Concours Chopin de Varsovie, à l'invitation du Concours Grieg qui bénéficie du mécénat éclairé de Stiftelsen Kristian Gerhard Jebsen. Les discussions seront passionnées entre candidats à l'issue de cette soirée triomphale donnée dans une grande salle médiévale majestueuse et bien sonnante par un pianiste canadien qui, à leur âge, est déjà bien lancé dans la carrière.
Tout ceci concourt (!) à créer une sorte de bulle chaleureuse dans laquelle les uns et les autres se sentent à l'aise, même si bien évidemment la tension propre à un concours est là. Quand on livre nos impressions à Christian Grøvlen, le directeur de la compétition, et à son maître d'ouvrage Joachim Kwetzinsky, un grand sourire anime leur visage. Le premier nous confie : « Si vous avez noté cela, alors je suis heureux car c'est mon but. » Grøvlen a des idées pour la future édition qui se tiendra dans deux années : davantage de Grieg et de musique de chambre dans les épreuves et, pourquoi pas, du piano-chant.
Mais venons-en aux épreuves : elles se donnent dans une petite salle de concert édifiée entre le petit Musée Edvard Grieg et la maison du compositeur ouverte au public, dans un profond sillon creusé par les éléments dans la colline de grès, construction si bien intégrée au paysage qu'on ne la voit pas. Elle dépasse à peine du sol à l'entour et est envahie par la végétation, toit y compris ! À l'intérieur, tout est blanc du mur au plafond, des gradins descendent vers la scène sur laquelle un grand Steinway de concert attend – accord réajusté entre chaque candidat. Derrière lui, un mur de verre à travers lequel on admire le lac et la minuscule cahute de bois rouge que Grieg avait fait construire pour travailler au calme. C'est inspirant !
Les épreuves sont filmées et diffusées en direct sur le site du concours, comme c'est devenu la règle de nos jours, et nous ne nous sommes pas privés d'aller en visionner. Chose intéressante et assez unique, le public s'exprime dans un forum chaque soir pendant que le jury délibère, avec une liberté de ton réjouissante. Comme dans quasi toutes les compétitions, les décisions des jurés sont parfois contestées et d'ailleurs à l'intérieur même des jurys tous les avis ne sont pas unanimes, très loin de là même, sauf exception. Le juré Robert Levin nous a dit dans un français admirable qu'on ne discutait heureusement pas à Bergen des vertus des candidats, mais que chacun votait pour ceux qu'il apprécie, ce qui « évite que des jurés, par la parole, prennent le pouvoir sur d'autres ». À l'issue du concours, votes et notes sont publiés.
Le niveau général des candidats écoutés était excellent. Ceux qui ont été éliminés en demi-finale le doivent surtout à un mauvais choix de programme et plus encore à cette impitoyable loi qui fait que, partis à vingt-sept, ils ne doivent être que trois à l'arrivée... L'Italien Elia Cecino, bien que captivant, n'aurait pas dû jouer la Sonate n° 7 de Prokofiev après les Études symphoniques de Schumann... Sonorité orchestrale, inspiré et maître de ses moyens, le Français Guillaume Sigier a marqué quelques jurés et auditeurs dans Gaspard de la nuit de Ravel. Il a, et de loin, été le meilleur dans l'épreuve de musique de chambre où il a porté le magnifique violon de Ludvig Gudim dans le deuxième mouvement de la Sonate n° 3 de Grieg. Sigier remporte le prix de la meilleure interprétation d'un opus complet de Grieg qui lui vaudra un récital à Leipzig et 3.000 euros. Autre regret, la Russe Dina Ivanova éliminée malgré une magnifique Sonate op. 7 de Grieg a reçu le prix de la meilleure interprétation du Notturno du compositeur norvégien Ørjan Matre. Regrets de ne pas entendre plus avant l'Israélien Ido Zeev, déjà salué par un prix en Espagne lors d'un concours présidé par Martha Argerich, et le Palestinien Mohammed Alshaikh, dont un juré nous disait qu'il l'avait fait pleurer dans la Sonate « Les Adieux » de Beethoven.
Les trois finalistes étaient singulièrement différents. Première à entrer en lice : la Japonaise Fuko Ishii. Pianiste impeccable, juste dans tout ce qu'elle joue, capable de poétiques et rêveuses Davidsbündlertanze de Schumann, a donné un Concerto de Grieg auquel on ne pouvait faire qu'un reproche : son jeu manque de projection et de poids. Mais quelle excellente musicienne, qui joue avec l'orchestre ! Deuxième à se présenter, la Polonaise Aleksandra Świgut. On entend immédiatement qu'elle est « historiquement informée » : elle désynchronise main droite et main gauche, ose des changements de tempos insensés que l'admirable Lawrence Foster réussit à suivre – et même à rattraper quand la candidate perd le contrôle du clavier : une petite quinzaine de mesures pendant lesquelles on a craint que l'orchestre ne s'arrête. Mais Świgut a parfois des intuitions géniales, et ose ajouter quelques notes dans la ligne du chant du mouvement lent du Concerto en mi mineur de Chopin ! Son manque de simplicité évident n'a pas agacé le public qui lui a donné son prix comme l'orchestre le sien. À ce sujet, le Philharmonique de Bergen, remarquable, a été d'une grande implication. Enfin, le Chinois Zifan Ye, jeune gaillard souriant, avait réussi une conquérante Sonate n° 3 de Brahms lors de la demi-finale ; le voici timide dans le Concerto de Grieg.
Le palmarès ? Incontestable : premier prix à Fuko Ishii qui reçoit 30.000 euros, deuxième à Aleksandra Świgut qui en reçoit 20.000 et troisième à Zifan Ye qui en reçoit 10.000. Plus des récitals et concerts...
Cet article a été sponsorisé par le Concours international de piano Edvard Grieg.