Les recettes du spectacle vivant n'étant plus qu'un lointain souvenir, les artistes ont plus que jamais besoin de l'argent généré par leurs enregistrements. Et il devrait y en avoir beaucoup, car l'industrie de la musique enregistrée est en plein essor : elle était estimée à plus de 20 milliards de dollars en 20191 et connaît une croissance de plus de 20% par an. Mais une quantité de rapports abondent sur les sommes dérisoires gagnées par des artistes pour leurs enregistrements : la violoniste Tasmin Little2 a tweeté en mai dernier que ses revenus pour 5-6 millions d'écoutes s'élevaient à seulement 12,34 £. L'argent coule à flots dans les hautes sphères du monde de la pop, mais les batailles entre les artistes et leurs maisons de disques sont légion – la plus connue au monde étant celle de Taylor Swift.
Qui sont les gagnants et les perdants, et pourquoi ?
Le Parlement britannique mène actuellement une enquête sur l'économie du streaming : les preuves révèlent que l'industrie de la musique enregistrée est une jungle d'entreprises et d'agences enchevêtrées, chacune luttant pour garder sa place au soleil. La révolution du streaming a fait des gagnants et des perdants, mais qui et pourquoi ? Y a-t-il tellement de perdants que la profession de musicien s'en trouverait menacée ? Et si oui, que faut-il faire pour les aider ?
Les réponses se trouvent dans la quantité de textes de loi et de traités sur les droits d'auteur à travers le monde et dans la montagne de dizaines (peut-être de centaines) de milliers de contrats de droits signés au cours des dernières décennies dans différents territoires, chacun ayant sa propre spécificité. Ces contrats sont généralement tenus secrets, de sorte que les analystes n'ont pas beaucoup de données à se mettre sous la dent. Mais il y a suffisamment d'éléments et d'anecdotes pour reconstituer la chaîne des événements qui ont abouti à la situation actuelle. Je vous expliquerai tout cela au cours de trois articles – et je vous donnerai ensuite mon propre avis sur ce qui devrait se passer à présent.
J'estime qu'en moyenne, dans le monde entier, environ 13 cents de votre abonnement vont aux artistes qui ont enregistré les morceaux et 7 cents à ceux qui les ont écrits (compositeurs et auteurs).** Nous reviendrons sur les détails de cette estimation en temps utile, mais avant cela, examinons la première étape de notre histoire.
Ce qui a changé dans notre façon d'écouter et d'acheter de la musique, du vinyle au streaming en passant par le CD
Revenons quarante ans en arrière et regardons les États-Unis, qui représentent environ la moitié du marché mondial de la musique enregistrée et où la RIAA (Recording Industry Association of America) tient d'excellents registres prenant en compte l'inflation3. En 1981, les ventes de vinyles et de cassettes s'élèvent à 11 milliards de dollars – elles dépassent les 10 milliards de dollars depuis plusieurs années. Le CD n'est pas encore apparu : il fera son apparition dans les magasins l'année suivante et déclenchera une véritable explosion lorsque les mélomanes du monde entier remplaceront leurs vinyles : les ventes de l'industrie atteindront leur sommet avec 22 milliards de dollars en 1999.
C'est alors que le fruit mûr commence à pourrir. Les recettes provenant du remplacement des CD par des vinyles diminuent alors que le piratage se développe rapidement. En 2015, le revenu total tombe à 7 milliards de dollars. Les ventes de CD ne représentent plus que 8% de leur pic de 1999. Mais à partir de là, la croissance revient, entraînée par les abonnements à Spotify et à ses concurrents. En 2019, les revenus sont de retour à leur niveau de 1981. En 2020, la croissance mondiale se situe aux alentours de 20%, grâce à la consommation accrue de musique en streaming pendant la pandémie.
Le streaming à la rescousse...
Les grandes plateformes de streaming à volonté – Spotify, Apple, Amazon et YouTube (avec un modèle économique très différent) – s'attribuent le mérite d'avoir sauvé l'industrie de la musique enregistrée du fléau du piratage. Dans l'ensemble, l'industrie n'est peut-être pas au niveau des sommets vertigineux qu'elle a connus à l'époque de la conversion des vinyles en CD. Mais elle est loin d'être dans une situation désespérée : 20 milliards de dollars dans le monde devraient suffire pour maintenir une production saine de musique enregistrée. Les dépenses annuelles consacrées aux abonnements de streaming par l'amateur de musique moyen ne sont peut-être pas si différentes de celles qu'il faisait dans les magasins de disques.
Mais où va cet argent ? Avant d'entrer dans les détails de la répartition du butin de l'industrie, examinons la quantité de musique qui existe sur le marché.
... mais qui sont-ils exactement en train de sauver ?
Le principe d'un service de streaming à volonté est celui-ci : pour obtenir une part du gâteau des recettes, tout nouvel enregistrement entre en concurrence avec tous les enregistrements réalisés au cours des 70 dernières années. Camille Thomas, très bonne violoncelliste qui a signé un important contrat d'enregistrement, nous a confié qu'elle s'attellerait aux suites pour violoncelle de Bach lors de la prochaine phase de sa vie professionnelle. Si elle sort un enregistrement de ces œuvres, elle se retrouvera confrontée à 133 autres violoncellistes, de Rostropovitch à Yo-Yo Ma en passant par Jacqueline du Pré4.
Elle sera également en compétition avec tous les enregistrements de tous les genres sur la planète. Le nombre de ces enregistrements est énorme et augmente à une vitesse vertigineuse. Voici quelques chiffres publiés par Spotify lors de leur événement #StreamOn le mois dernier :
les 8 millions de « créateurs » sur Spotify à la fin de 2020 (y compris les podcasteurs, qui sont une minorité), devraient passer à 50 millions d'ici 2025.5,6
22 millions de titres uploadés sur Spotify par an
5 milliards de dollars versés aux titulaires de droits, dont...
... 800 artistes dont les catalogues ont généré plus d'un million de dollars par an
7 500 artistes ont gagné plus de 100 000 dollars7.
En considérant les parts de marché et les parts de revenus, la barre des 100 000 dollars est probablement équivalente à 1,5 fois le salaire médian du Royaume-Uni. Pour le dire simplement, un musicien sur 1 000 dans le monde tire de ses enregistrements ce qui serait considéré comme un « bon salaire », et un sur 10 000 s'enrichit.
Les chiffres posent de plus en plus question. Une question fréquemment posée porte sur la somme d'argent générée par une écoute – en soi, d'ailleurs, ce n'est pas une question particulièrement utile, mais les gens s'y intéressent beaucoup ; la réponse actuelle est d'environ 0,003 $ pour les flux diffusés par les abonnés, et moins d'un dixième de ce montant pour les flux audio financés par la publicité.
Le problème inévitable que personne n'ose soulever
Ce dernier point révèle un problème inévitable que personne n'ose soulever : Google. La majorité des écoutes de musique dans le monde – environ 51% de toute la musique dans le monde, selon le blog musical Trichordist8 – n'a pas lieu sur Spotify ou ses équivalents mais sur YouTube – qui ne rémunère pas à l'avance les détenteurs des droits.
YouTube s'appuie sur des dispositions juridiques connues sous le nom de « Safe Harbor », selon lesquelles une plateforme Internet a une part de responsabilité très réduite concernant les contenus générés par ses utilisateurs. Cela crée une situation faisant la part belle aux recours, tous les paiements effectués aux détenteurs des droits dépendent de la bonne volonté de la plateforme, et celle-ci se trouve dans une position extrêmement forte au moment de négocier avec les maisons de disques et les artistes. En lieu et place des licences traditionnelles, un système appelé Content ID9 a été mis en place, qui permet aux détenteurs de droits suffisamment importants d'enregistrer leur contenu sur YouTube. Quand un utilisateur uploade un morceau de musique, les systèmes de YouTube le scannent : si une correspondance est trouvée, un paiement au détenteur des droits est déclenché.
Les montants sont faibles. Si l'on regarde les chiffres de 2019 de The Trichordist, les paiements de Content ID sont de 0,00022 $ par écoute, soit environ 15 fois moins que la moyenne du secteur. Google estime10 avoir versé 3 milliards de dollars à l'industrie musicale en 2019 (pour information, cela représente environ un cinquième des revenus publicitaires totaux de YouTube provenant de la musique et de tous les autres types de vidéo)11.
Bien que YouTube domine les chiffres, il existe des plateformes de streaming qui payent encore moins par écoute. Sony Music estime12 qu'un artiste type aurait besoin de plus de 13 000 écoutes pour gagner 1£ de la part de QQ, une entreprise en Chine entre Spotify et TenCent – c'est 2,4 fois moins que YouTube.
Sur un marché de cette taille, qui obtient quelle part ?
Si un artiste ou un compositeur (qu'il soit au début, au milieu ou à la fin de sa carrière), veut comprendre les revenus futurs qu'il pourrait tirer du streaming, il doit se poser deux questions qui vont au-delà du simple « quelle est la taille du marché ». Tout d'abord, comment choisissons-nous la musique que nous écoutons ? Qu'est-ce qui nous fera choisir leur musique plutôt que celle d'un autre ? Ensuite, comment les plateformes répartissent-elles leurs gains – comment est décidée la répartition du gâteau, entre les abonnements et la publicité ?
Nous nous pencherons sur ces questions la semaine prochaine, dans un nouvel article... [publié désormais, en anglais]
Sources:
1. Statista.com, revenus mondiaux de l'industrie musicale, 8 janvier 2021
https://www.statista.com/statistics/272305/global-revenue-of-the-music-industry/
2. Tweet de Tasmin Little OBE (@tasminlittle), 18 mai 2020
https://twitter.com/tasminlittle/status/1262323181228036097
3. Recording Industry Association of America, U.S. Sales Database, consultée le 1er mars 2021
https://www.riaa.com/u-s-sales-database/
4. Chiffre qui concerne la Suite pour violoncelle n° 1 BWV1007 de Bach, sur Idagio.com, 26 février 2021. Excluant les transcriptions pour autres instruments et tous les enregistrements non disponibles sur Idagio.
https://app.idagio.com/works/1151578
5. Daniel Ek, remarques liminaires à l'événement Spotify #StreamOn, 22 février 2021
https://storage.googleapis.com/pr-newsroom-wp/1/2021/02/Daniel-Ek-Opening-Remarks-Stream-On-2.22.21-2.pdf
6. Tim Ingham, Over 60,000 tracks are now uploaded to Spotify every day. That’s nearly one per second, Music Business Worldwide, 24 février 2021
https://www.musicbusinessworldwide.com/over-60000-tracks-are-now-uploaded-to-spotify-daily-thats-nearly-one-per-second/
7. Les membres divers d'un groupe sont-ils considérés comme un seul artiste dans la déclaration de Spotify ? À première vue, ce n'est pas clair. Si c'est le cas, les chiffres sont largement plus mauvais.
8. The Trichordist, « 2019-2020 Streaming Price Bible », 5 mars 2020
https://thetrichordist.com/2020/03/05//2019-2020-streaming-price-bible-youtube-is-still-the-1-problem-to-solve
9. YouTube help, « How Content ID works », téléchargé le 19 février 2021
https://support.google.com/youtube/answer/2797370?hl=en-GB
10. DCMS Committee on Economics of music streaming, Oral evidence, 10 février 2021
https://committees.parliament.uk/oralevidence/1689/pdf/
11. Alphabet Inc, formulaire 10-K pour l'année fiscale s'achevant le 31 décembre 2020 (indique que les recettes publicitaires totales de YouTube pour 2019 s'élèvent à 15 149 millions de dollars.)
https://abc.xyz/investor/static/pdf/20210203_alphabet_10K.pdf?cache=b44182d
12. DCMS Committee on Economics of music streaming, Written evidence from Sony Music
https://committees.parliament.uk/writtenevidence/23082/pdf/
[** Mise à jour du 6 mars 2021 : l'estimation originale de 10% a été revue à la hausse, à 13% à la lumière de données nouvelles.]
Article traduit de l'anglais par Tristan Labouret.