Jeudi dernier, le Théâtre des Champs-Élysées a accueilli le pianiste David Fray pour la première soirée de la carte blanche qui lui est accordée cette saison avenue Montaigne. En compagnie de son premier invité, le baryton Peter Mattei, il a donné un chef-d'œuvre d'un compositeur qui lui est cher : le Voyage d'hiver (Winterreise) de Franz Schubert.

Peter Mattei et David Fray
© Dario Acosta (PM) / Jean-Baptiste Millot (DF)

La soirée démarre d’un pas sobre et élégant avec Gute Nacht, porté par la marche inexorable du piano. David Fray adopte un jeu orchestral qui imprime à la gravité du lied un étonnant mélange de plénitude et de douceur. Le drame n’est que plus poignant. Lorsque la voix de Peter Mattei entre sur ce tapis du piano, telle l'« ombre lunaire » du poème de Wilhelm Müller, on est clouée à notre siège : « Étranger je suis arrivé, / Étranger je repars ». La force vocale du baryton, son aisance, la netteté de la ligne mélodique sont déconcertantes, tant et si bien qu'on pourrait penser cette voix qui respire la santé inadéquate pour l'œuvre crépusculaire de Schubert ! Et pourtant, cela fonctionne. Car il y a quelque chose de l’ordre d’une retenue et d’une pudeur olympienne, d’une élégance à couper le souffle dans cette interprétation.

Le lied suivant, Die Wetterfahne (La girouette), se révèle en revanche moins réussi. Si le jeu de David Fray reste admirable, avec des sonorités ensorcelantes pour décrire les mouvements du vent qui joue avec la girouette, le Wanderer de Peter Mattei prend la forme d’un colosse à la rage trop violente pour l’âme schubertienne. Erstarrung (Engourdissement) pâtit lui aussi de cet excès de véhémence dans le ton. L’arrivée du célèbre Lindenbaum (Le tilleul) apparaît comme un véritable havre de paix, avec des sonorités au piano qui rappellent la harpe, évocation d’un monde « des souvenirs heureux » chassés par des « vents froids ». Mais au milieu du lied suivant (Wasserflut), un mystérieux son parasite se fait entendre dans la salle. On salue la maîtrise de ce moment difficile par les artistes qui gardent leur concentration. Peter Mattei sort fragilisé de ce moment de tension mais il entre d'autant mieux dans le texte schubertien : le colosse plie le genou, son visage s’illumine ; les deux musiciens sortent de leur zone de confort, prennent des risques et s’écoutent davantage.

La suite de la soirée sera bouleversante. Rast (Repos), aux allures de berceuse, et Frühlingstraum (Rêve de printemps) sont des exemples de douceur indescriptible, stations éphémères avant l’inéluctable marche vers le néant. Avec quelle surprise résonne ensuite le cor du postillon (Die Post), joué par David Fray d’une manière jubilatoire, avec des notes qui cavalcadent, comme une invitation irrésistible à la danse. Le contraste avec le texte que cette musique porte (« Le postier ne t’apporte pas de lettre ») ne fait que jeter une lumière plus cruelle encore sur la destinée du Wanderer, qui se retrouve ensuite face à face avec un messager de la mort : la corneille (Die Krähe), à qui il demande d’être « fidèle jusqu’à la tombe ». Mais arrivé devant une impitoyable auberge (Das Wirtshaus), il comprend que même ici il n’y n’aura pas de place pour lui, « les chambres sont occupées ». Ce glaçant chant funèbre est d’une douceur à faire pleurer les pierres dans la voix de Peter Mattei. La vision des trois soleils (Die Nebensonnen) fait ensuite entrer l'interprétation époustouflante dans une dimension hallucinatoire.

Dernier lied, Der Leiermann (Le joueur de vielle) n’est plus de ce monde. Les notes de plomb du piano portent la dernière demande du Wanderer : « Veux-tu pour mes chants / Tourner ta vielle ? ». Il n’y aura pas de réponse. L'expérience de ce Voyage achève d'être bouleversante, entre sentiment profondément tragique et lumière venue d’ailleurs.

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