Le Nederlands Dans Theater présente, malgré la fermeture au public de sa salle en raison de la situation sanitaire, une soirée exceptionnelle, Souls made apparent, diffusée en direct en streaming, en deux parties : d’abord la pièce 27’52’’ de Jiří Kylián composée en 2002 pour la compagnie puis la création mondiale de Marco Goecke, The Big Crying. Les deux œuvres qui traitent notamment du rapport à la mort ont une esthétique très sombre, chacune à sa manière. Elles sont interprétées par la jeune compagnie du Nederlands Dans Theater 2 – créée justement par Jiří Kylián en 1978, et composée actuellement de 19 danseurs âgés de 18 à 23 ans. De jeunes talents déjà empreints de maturité qui font honneur à ces deux chorégraphies.
Six danseurs, formant trois couples homme-femme, évoluent dans la pièce de Kylián. Tantôt en duo, tantôt en solo, les artistes explorent l’espace avec leur corps. 27 minutes et 52 secondes, c’est la durée de la pièce, le temps qu’il faut aux danseurs pour s’exprimer avant de figurer la mort. Jouant avec le praticable blanc posé au sol pendant la pièce, le soulevant, lui faisant faire des vagues, les danseurs finissent par disparaître enroulés dedans comme des corps posés dans des linceuls. Plusieurs poèmes sont lus, dans plusieurs langues, plongeant le spectacle dans une atmosphère de plus en plus sombre. « L’albatros » de Baudelaire est ainsi déclamé, introduisant une pluralité des sens éloquente, évoquant la solitude du poète, qui peut être semblable à celle d’un artiste, chorégraphe ou danseur. « Les hommes d’équipage » nommés dans le poème rappellent aussi toutes les similitudes entre le théâtre et un équipage marin, que ce soit dans les rouages techniques, les termes employés ou tout simplement le voyage – imaginaire dans le cas de la danse.
L’œuvre de Jiří Kylián semble ainsi mettre en lumière le processus de création, comme si ce dernier devait être mis à nu : par le titre, par le praticable qui se décolle et laisse entrevoir le plateau, par les perches suspendues qui lâchent les cycloramas blancs lorsque l'œuvre arrive à son terme. La fin du spectacle tombe ainsi comme une fin du monde. Lorsque le mouvement se tait, la vie se retire, symbole troublant de notre actualité – privée d’art et emplie de décès. Une scénographie simple mais efficace pour servir le propos. D’un point de vue chorégraphique, les mouvements sont nets et rapides, les gestes se déploient et les couples se rapprochent, se frôlent, s’enlacent. Les trois couples sont harmonieux, parfaitement synchronisés et complices, et les portés sont toujours réussis. Le couple formé par Mikaela Kelly et Charlie Skuy est particulièrement charismatique ! La pièce est accompagnée par une musique de Dirk Haubrich inspirée de la Dixième Symphonie de Mahler, qui n’est pas très valorisante pour le mouvement : elle occupe une place de fond sonore plus qu’elle ne crée un lien avec la danse.
En deuxième partie, The Big Crying est dansé par la compagnie au complet. Les danseurs tout en noir semblent partager la perte du père de Marco Goecke. Le chorégraphe endeuillé a ainsi pensé ce spectacle en lien avec ce décès. Pourtant, la pièce n’est pas triste à proprement parler et donne plus à voir une énergie spectaculaire au service d’une esthétique du désespoir et du cri. Le terme « crying » choisi dans le titre désigne bien le cri sous toutes ses formes.
Les mouvements des danseurs sont saccadés, virtuoses, précis et la danse semble exprimer tantôt la prière, tantôt l’exaspération. Les visages sont soumis à une véritable chorégraphie : les bouches s’étirent, les langues sortent, les danseurs crient, rient, sourient, grimacent. La performance est impressionnante ! On a parfois la sensation d’assister à un film en accéléré tant les gestes minutieux sont exécutés avec précision et rapidité. Marco Goecke met sur le devant de la scène des danses individuelles mais aussi des moments de groupe forts et vibrants où les danseurs répètent ensemble des mouvements de bras rapides. Le chorégraphe allemand crée chez les danseurs une gestuelle extrêmement minimaliste et consciencieuse, et insuffle une énergie générale du corps exceptionnelle, très expressive et totale.
Au début comme à la fin du spectacle, une flamme en hauteur jaillit de l’obscurité en fond de scène, telle la flamme olympique. Symbole peut-être du passage de flambeau d’une génération à une autre ou métaphore de l’existence brûlante et intense qui s’éteint un jour. Devant la flamme, un danseur se meut, torse nu, et à la toute fin du spectacle, les danseurs quittent petit à petit le plateau sombre, le laissant seul. Marco Goecke a composé un spectacle visuel, sonore, bien vivant – et même joyeux par instants – pour parler de la mort et du deuil.
Concert chroniqué à partir du streaming proposé par le site du Nederlands Dans Theater.