Avec Skid, conçu pour des danseurs évoluant sur un plateau incliné à 34 degrés, Damien Jalet avait déjà fortement impressionné la saison dernière au Théâtre National de Chaillot. En mars 2020, c’est Vessel qu’il y présente ; et cette pièce est encore plus atypique, étrange, déroutante et fascinante que la précédente ! Sa particularité fondamentale : les visages des sept danseurs ne sont jamais visibles. Ce concept inédit découle de notions de sculpture, transformation, régénérescence, qui donnent naissance à un monde intime où se développe un immense tout organique, fusion dynamique des danseurs et du plateau. Mais les mots sont faibles pour raconter Vessel ; en outre, que l’on ressorte en « ayant aimé » ou pas, chacun a vécu une expérience véritablement unique, dont il se souviendra à vie.
Vessel est né de la rencontre entre Damien Jalet et Kohei Nawa. Artiste japonais réputé pour ses sculptures et ses installations, ce dernier signe ici la scénographie fantasmagorique qui vient renforcer magnifiquement le propos chorégraphique. À l’ouverture du rideau, une nappe de lumière d’intensité très faible révèle des formes humaines réparties sur l’ensemble du plateau qui a été transformé en une grande surface aqueuse. Ces formes paraissent quelque peu monstrueuses… Pour cause, elles sont constituées de plusieurs corps de danseurs quasi nus (à l’exception de discrets sous-vêtements beiges) qui bougent à peine ; à mesure que leurs respirations s’accentuent, ils se révèlent complètement imbriqués les uns dans les autres, arqués de sorte à faire ressortir certains membres (genoux, cuisses, mains) mais à toujours masquer les visages – contenus à l’intérieur de coudes croisés, basculés en arrière, ou encore blottis entre les membres d’un autre danseur.
La musique aussi instaure une atmosphère inquiétante : un mélange sonore électro ténu, combinant un sifflement aigu évanescent et des bouillonnements aqueux dérangeants, semble suggérer un environnement où insectes et batraciens rôdent en prédateurs. La musculature des créatures sur scène ne cesse de se mouvoir comme stimulée par une force tellurique ; semblables aux mouvements souples d’un serpent, les ondulations des membres évoquent un réveil progressif après une longue torpeur. Soudain, des mains viennent frapper l’eau avec force et fracas, et les créatures s’ébattent fébrilement à ce signe de ralliement. Une transe s’ensuit, celle d’un corps unique si déformé et possédé qu’on perçoit celui-ci comme un monstre, alors que la danse qui l’anime consiste juste en un fort cambré accompagné de soubresauts frémissants des deux bras levés au ciel... Le calme retombe et les créatures s’alignent, cette fois individualisées. Chaque danseur a la tête penchée et maintenue bloquée derrière ses propres coudes, les fesses en l’air. Cette position corporelle fait alors apparaître pour le spectateur des sortes de « visages » dessinés par les formes mêmes des corps. L’illusion devient réelle, on imagine des monstres à la mine carrée et patibulaire, pourvus de deux jambes. En pliant et tendant celles-ci de manière décalée ou ensemble, ils se mettent à faire une danse synchronisée, tellement absurde dans ce contexte très dépaysant qu'elle déclenche des rires stupéfaits dans la salle.
Mais ce petit intermède humoristique laisse place au moment le plus poignant du spectacle. Ce sont cette fois trois créatures constituées de deux corps qui s’installent chacune à un emplacement fixe. Là, lentement, nimbées d’un superbe halo de lumière tamisée et réfléchies dans l’eau qui les entoure, elles se lancent dans un enchaînement de positions imbriquées excessivement troublantes, porteuses d’une sensualité folle. Ces agencements merveilleusement complexes, interprétables d’innombrables façons, sont d’une beauté si particulière qu’ils s'adresseront surtout à l'inconscient de chacun, suscitant des émotions intenses et obscures.
Dans la dernière partie, les danseurs exploitent la zone centrale du plateau où s’élève un monticule blanc, telle une flaque visqueuse de forme indéterminée. Les créatures s’y étirent dans différentes configurations, dans un esprit d’abord presque guerrier, puis dans une sorte de communion tandis que les nombreux corps se lient les uns aux autres. Un des corps se saisit enfin de la matière blanchâtre, le katakuriko, sorte de boue mi-liquide mi-solide dont il enduit son dos. Dans un solo épuré puis accompagné d’un autre corps en fusion, le danseur rend ce matériau vivant en le laissant s’épancher sur ses muscles. Il décide finalement de plonger dans l'espace marécageux central, dressant son corps debout pour la première fois et exhibant enfin son visage transfiguré. Provoquant un choc esthétique du début à la fin, Vessel est décidément un OVNI spectaculaire qui nous emmène dans un univers lointain, encore vierge à nos yeux…