Faire appel à Philippe Grandrieux pour signer une mise en scène de Tristan et Isolde de Wagner revenait à convoquer le savoir-faire d’un artisan qui retrouve l’essence du cinéma : la projection sur un écran de lumière, d’images, de désirs. À l’instar de Tristan qui projette dans son esprit cette construction charnelle, érotique et refoulée qu’il nomme Isolde. Pour ce faire, un tulle transparent placé en avant-scène, support de projection d’un film, entièrement réalisé par Grandrieux et son équipe, relie tout au long de l’opéra les chanteurs, sur une scène entièrement dépouillée, et le public dans la salle.

Tristan et Isolde
© OBV Annemie Augustijns

La vidéo, ici utilisée avec maestria, vient convoquer l’inconscient de l’opéra. Par le cri béant et muet – d’agonie ou de plaisir – d’une femme à l’acte I, complémentaire en ce sens à l’art lyrique ; par la stroboscopie d’un corps féminin érotisé à l’acte II ; par un corps de femme en flottaison, sorte d’Origine du monde qui s’irise ensuite pour condenser les souvenirs à l’acte III. Le célèbre duo de l’acte II est le parachèvement du projet de Grandrieux où l’on voit sur scène les héros éponymes susciter, mains levées, paumes face à l’écran et par images interposées et juxtaposées, un acte d’amour par procuration. Tout n’y est que pudeur. Ce sont ces mêmes mains immenses et projetées cette fois-ci, qui viendront par moment saisir le chanteur Tristan à l’acte III, dans un expressionnisme proche de Fritz Lang.

Tristan et Isolde
© OBV Annemie Augustijns

Le rythme des images fait corps avec la musique dans ce ballet à fleur de peau où – presque – seule la lumière des projections éclaire la scène par transparence du tulle et fait osciller l’espace scénique entre un univers mental et climatique : un bras, une hanche zoomés deviennent tour à tour un orage, une ondée, une éclaircie... Impeccables lumières qui jouent aussi avec intelligence les apparitions-disparitions de ce drame où l’action est réduite à peau de chagrin. Ainsi lors de l’union de nos héros à l’acte II, où l’on voit subrepticement, à la lumière d’un bras ou d’une main projetés, apparaître et disparaître le traître Melot puis le cortège royal qui les épient avant de condamner cet amour interdit.

Quand Tristan meurt, les projections, naturellement, s’estompent puis s’effacent laissant Isolde seule, face à son chant de mort et d’amour. On sent alors à quel point la femme est ici prisonnière des images suscitées par un homme. Et si parfois notre attention dévisse devant une proposition en ligne de crête entre risque d’illustration (vidéo) ou de figuration (au plateau), c’est pour mieux nous saisir de manière convulsive à des moments clés où le projet esthétique comme le désir suscité s’inscrivent en une parfaite ligne de fuite.

Tristan et Isolde
© OBV Annemie Augustijns

À l’orchestre autant qu’aux voix, il semble que tout soit davantage intermittent que convulsif. Le Tristan de Samuel Sakker et l’Isolde de Carla Filipcic Holm sont tous deux tout à fait vaillants et se complètent bien. Mais la voix de Sakker s’absente parfois, aussi émotivement, là où Holm connaît elle quelques imperfections et accroches, dans ses mediums et ses graves et dans sa prononciation. Le roi Marke d’Albert Dohmen est tout à fait solennel dans son monologue mais pourrait gagner en fluidité et dans la ligne. La Brangäne de Dshamilja Kaiser sublime vocalement le projet, avec un engagement constant. Ses appels du haut de l’amphithéâtre sont un véritable chant des sirènes, même si les contrechants orchestraux auraient pu être davantage ciselés pour créer ce flot mélodique qui vient diluer le texte, à contre-courant. C’est que le Symfonisch Orkest Opera Ballet Vlaanderen réussit bien de jolies embardées qui nous saisissent mais il donne souvent une sensation de maigreur musicale, comme pour l'arrivée de Tristan à l'acte II où les cellules mélodiques tournent à vide. Hors des moments véritablement épiques, le directeur musical de la maison Alejo Pérez ne parvient pas toujours à maintenir une véritable tension dramatique et les interventions des cuivres tombent souvent à plat lors de ponctuations isolées. On notera cependant de belles épiphanies comme celle tout en rondeur et quiétude de Carlos Escalona à la clarinette basse lors des interventions du Roi Marke.

Tout dans cette production semble répondre à la célèbre phrase d’André Breton : « la beauté sera convulsive ou ne sera pas ».


Le voyage de Romain à été pris en charge par Opera Ballet Vlaanderen.

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