Les mises en scènes se suivent et ne se ressemblent pas (quoique…), mais peut-être parce qu’elle touche du doigt une forme d’absolu, celle de Tristan et Isolde par Peter Sellars est encore, après bientôt vingt ans, à l’affiche de l’Opéra de Paris ! Malgré l’habitude un peu routinière, deux éléments viennent piquer la curiosité du public : la distribution vocale entièrement renouvelée d’une part, et d’autre part la présence du directeur musical de l’Opéra – en la personne de Gustavo Dudamel – à qui revient la lourde tâche de succéder aux plus grands chefs de ces dernières années.
Ne nous fions pas trop vite à l’agitation nerveuse, presque fébrile, qui anime la baguette de Gustavo Dudamel dans les premiers instants : quand on sait qu’il s’agit de son tout premier Wagner mis en scène, on comprend que la tension soit aussi palpable, elle est d’ailleurs réclamée par la partition. Mais quand le pianissimo languissant des violoncelles, venu d’un intouchable lointain, accouche du premier « accord de Tristan », on comprend vite que la fièvre du chef sera également celle de l’orchestre. Dans les préludes, la musique s’étale – comme la mer d’Irlande que traversent les personnages – avec une fluidité et un relief soutenus par des cordes sombres dont la couleur, fruit d’un incontestable travail sur les textures et les harmonies, s’accorde parfaitement au caractère crépusculaire de l’œuvre. Toujours respectueux du plateau, Dudamel n’hésite pas à débrider les musiciens dans des instants de tension intensément amenés, et dont l’étreinte des amants de l’acte II représente l’un des plus brûlants sommets. « Trouver l’équilibre entre l’infiniment grand et l’infiniment intime est le défi à relever », nous rappelle le maestro dans le livret du disque qu'il a consacré à Wagner en 2014 ; qu’il se rassure, ce soir l’équilibre a été trouvé de la plus belle des manières.
L’osmose est totale entre le livret, la musique et la mise en scène de Peter Sellars. Très concentrée, celle-ci réduit la théâtralité à son plus simple appareil, et conduit à une intériorisation profonde du drame : le jeu est minimaliste, les costumes de Martin Pakledinaz sont sobres, et la lumière de James F. Ingalls se limite à des éclairages rectangulaires nimbant chaque personnage. Issue des réflexions de Bill Viola sur la matière, la forme et les éléments, l’immense vidéo projetée à l’arrière-scène devient la clé de voûte de cette production : tout en renforçant l’idée d’une métaphysique tristanienne, celle-ci ne s’éloigne jamais du drame et sert l’œuvre sans jamais l’outrepasser. Le piège de la monotonie est évité par une habile mise en espace de la salle, qui apporte l’immersion musicale chère à Wagner.
Néanmoins, la mise en scène et l’orchestre ne sauraient se suffire à eux-mêmes, et c’est un plateau vocal très inégal qui vient compléter cette production. Dans le rôle du roi Marke, Eric Owens décide d’en faire un personnage trop sensible, dont le manque de dignité et de tenue se retrouve dans sa voix barytonnante, très éloignée des standards de basse wagnérienne. Le Kurwenal de Ryan Speedo Green est lui très juste puisqu’à son inflexible loyauté répond un baryton en airain, capable aussi de tendresse dans l’acte III. Avec ses appels déchirants qui entrecoupent le duo de l’acte II, la mezzo Okka von der Damerau est quant à elle une éblouissante révélation dans le rôle protecteur et fidèle de Brangäne.
De son côté, Michael Weinius commence par faire douter le public dans le rôle de Tristan : sa diction hachée et ses phrases brèves dans l’acte I n’augurent rien de bon pour la suite. Pourtant, fidèle à la psychologie du personnage, sa voix incandescente se déploie et emporte tous les suffrages dans le duo du deuxième acte. Véritable morceau de bravoure, l’acte III est mené jusqu’à son terme et rend sensible la performance inouïe du ténor qui, allant chercher ses derniers souffles au plus profond de lui-même, se consume en même temps que son personnage. Elle aussi très juste dans ses intentions, Mary Elizabeth Williams fait en revanche pâtir son Isolde d’une technique vocale perfectible – autant dans la poitrine que dans les aigus – et d’un timbre aigre, aux antipodes du soprano dramatique : le tant attendu Liebestod final laisse le spectateur désabusé, si ce n’est irrité. En décidant de programmer une chanteuse dont la voix est si peu en adéquation avec son rôle, l'Opéra de Paris a fait le choix de mettre la production et l’interprète en grande difficulté ; c’est bien dommage car avec Isolde, c’est la moitié de l’œuvre qui se voit abîmée.