Tout près du Théâtre des Champs-Élysées, les colonnes Morris superposent les noms d'Evgeny Kissin, de Nikolaï Lugansky, de Rafał Blechacz et de Till Fellner. En attendant que les portes n'ouvrent, on se plaît à imaginer ce que les mélomanes sauront encore d'eux quand, dans quelques dizaines d'années, ils découvriraient sur Internet une photographie de cette affiche, comme on en découvre dans une station de métro en réfection qui nous renvoient instantanément dans un passé lointain... 

Till Fellner
© Gabriela Brandenstein

Il y a bien longtemps qu'on n'a pas entendu en public Till Fellner, 51 ans, grand Prix Clara Haskil, vu le peu d'empressement de nos orchestres à le convier, mais on a suivi de près la sortie de ses rares disques, que ce soit cet album ECM qui associe Liszt et l'Opus 111 de Beethoven dont l'écoute sanctifie cet assemblage apparemment curieux de prises effectuées en public, ou des programmes où il joue Harrison Birtwistle et Thomas Larcher en compagnie de musiciens remarquables. Que ce soit enfin une intégrale du premier livre du Clavier bien tempéré de Bach qui à notre avis s'impose au tout premier plan, malgré Sviatoslav Richter, Tatiana Nikolaïeva, Samuel Feinberg ou encore Glenn Gould, avec celle de l'inoubliable pionnier Edwin Fischer. Comment peut-on être aussi libre dans un cadre aussi strict, insuffler tant de vie, de personnalité aux voix de la polyphonie sans jamais devenir l'un de ces pianistes dont les idées sont inversement proportionnelles en pertinence à la puissance de la signalétique qu'ils mettent en œuvre pour les faire entendre ?

Autant vous dire qu'on était là, de pied ferme devant le TCE pour être certain de trouver une bonne place face au piano : démocratiquement chacun s'assoit où il veut le dimanche matin. Jonas Vitaud est là, jeune maître tout juste nommé titulaire d'une classe de piano au Conservatoire de Paris sous les vivats de ses confrères. Il est venu écouter celui qui, dès le lendemain et pour deux jours, va y donner des cours de maître. Si le public ne remplit pas le théâtre, Fellner salue un parterre et un premier balcon bien achalandés. Le public se met immédiatement – et dans un silence qui durera tout le récital – à l'écoute du pianiste dès qu'il attaque le premier des quatre Impromptus D.935. Attaquer n'est pas le bon mot : Fellner a une sonorité très douce, ronde, l'équilibre de ses deux mains est parfait et le poids de chaque doigt ne l'est pas moins ; son piano sonne comme du quatuor à cordes, mais un quatuor qui aurait trois altos et pas de violons, ou comme le dernier des Brandebourgeois de Bach qui s'en passe aussi bien que la première version orchestrée du Requiem de Fauré !

C'est dire si Fellner chante d'une façon introvertie, fuyant les contrastes qu'il suggère plus qu'il ne les libère, sauf en de brefs instants qui surprennent et convainquent dans le même temps. Ce piano est intime, chaleureux mais sans aucun débordement affectif, il est tendre et modérément lyrique mais force l'écoute en chaque instant. Parfois, on regrette que le chant ne se déploie pas d'une façon plus ouverte comme dans l'Impromptu n° 2, que la main gauche ne soit pas plus haletante dans l'Impromptu n° 3 et les variations plus extraverties, et que le dernier ne soit pas encore plus course tragique au-dessus d'un gouffre effrayant. Mais on ne va pas continuer à déposer des chiures de mouche sur un si beau tableau automnal, aux ambiances attristées et justes. 

Voici la Sonate « Waldstein » qui exige une prise de possession du clavier très physique : le piano doit presque exploser tant Beethoven explore les résonances infinies, tout en saturations, de la table d'harmonie du piano, appelant presque déjà le travail des compositeurs spectraux. Et tant il y déploie une trajectoire absente chez Schubert qui, lui, réinvente le temps qui passe sans le mesurer. Fellner prend un tempo raisonnable, ne pousse pas les contrastes, maintient la dynamique dans un ambitus assez restreint, ne donne pas au mouvement lent son ampleur (car les résonances sont trop contrôlées) et assagit le finale au point que le célèbre passage glissando est joué aux deux mains et perd son effet de surprise et sa tension. Cela étant, chapeau l'artiste qui donne en bis un Liszt qu'il rend liquide, iridescent, poétique.

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