Qu'on connaisse son Richard Strauss sur le bout des doigts, qu'on estime disproportionnée la place que sa musique occupe dans les programmes de concert, ou qu'on doute de l’intérêt d’entendre pour la énième fois certains des airs les plus connus du répertoire lyrique et symphonique, on finit souvent par s’incliner devant l’indéniable puissance émotionnelle d’Elektra et Salomé – surtout quand on peut compter sur la soprano lituanienne Asmik Grigorian.
Robe bouffante jaune, corset noir et lunettes à verres fumés, c’est dans un style très fashion week que la soprano s’avance sur la scène de la grande salle Pierre Boulez : rien ne laisse présager, dans cette attitude si sereine, qu'elle va s’attaquer à certaines des pages les plus éprouvantes du répertoire lyrique. Si elle accuse quelques raideurs au début du monologue que Chrysothemis adresse à sa sœur Elektra, la soprano s’assouplit vite, sa voix prend en rondeur, et apporte finalement à son interprétation l’humanité teintée de désespoir qui caractérise son personnage. S'ensuit le tourbillon orchestral de la Danse des sept voiles, puis c’est la folie vengeresse qui jaillit de la scène finale de Salomé. Mais cette démence n’étant pas dépourvue de sensualité, Asmik Grigorian ne se contente pas d’une ligne de chant automatique et froide : brûlant, à la limite de l’érotisme, le métal de sa voix est rougi par la passion consumante de l’héroïne pour Iokanaan.
Malgré les sommets d’expressivité atteints par Asmik Grigorian, son incarnation reste éloignée de toute théâtralisation et le drame qu’elle fait naître reste essentiellement introverti ; le spectateur n’est pas à l’opéra mais bel et bien au concert : à la manière de lieder, c’est tout un monde qui apparaît et disparaît par la seule puissance évocatrice du texte et de son interprétation, et cet imaginaire fort en émotion est si impalpable qu’il en devient d’autant plus bouleversant. Ici, tout se passe dans le timbre, dans l’émission, dans les inflexions dramatiques de la soprano qui tantôt vocifère, tantôt balbutie, et toujours parvient à imprégner sa voix de la substance du livret. Ce faisant, elle s’affranchit de l’un des paradoxes de Salomé et parvient à transmettre l’ambiguïté de ce personnage infiniment terrible mais aussi infiniment fragile. Cette démonstration est rendue plus saisissante encore par la puissance vocale de la chanteuse : celle-ci peut compter sur une énergie inégalable qui lui permet de ne jamais se faire couvrir par l’orchestre.
Présentant ses plus larges effectifs (nécessaires à Elektra et Salomé), l’Orchestre Philharmonique de Radio France, flamboyant du début à la fin, contribue lui aussi à rendre mémorable ce concert. Chauffé à blanc par ce morceau de bravoure qu’est la Danse des sept voiles, l’orchestre exhibe tous ses attributs. Fabien Gabel, jusque-là très académique, se déride également et se laisse aller à la volupté de cette page symphonique qu’il conduit avec un sens de la structure remarquable, avant de laisser place à sa science de l’accompagnement straussien : plus que la création d’un tapis sonore commode pour la chanteuse, c’est l’infusion dans chaque interstice du texte d’une émotion purement musicale qui semble alors animer sa direction.
En revanche, les Quatre interludes symphoniques tirés d’Intermezzo ne sont pas parvenus à convaincre en ouverture du concert : trop verticale et retenue, la direction de Gabel a peiné à procurer élan et vitalité à ces petits bijoux orchestraux ; on ne tiendra toutefois pas rigueur à celui qui remplaçait au pied levé Mikko Franck. On regrettera en revanche que l'annulation de ce dernier ait entraîné la suppression de la rarissime Légende de Joseph, dont les fragments symphoniques réunis par Strauss devaient fournir la matière à une seconde partie de concert.