Vu de la rue, l'Espace Carpeaux de Courbevoie est un de ces bâtiments à l'architecture qui n'embellit pas une ville et dont on ne comprend pas pourquoi l'architecte n'a pas réussi à faire entrer le public sans lui faire emprunter un large escalier de quelques marches malcommodes et dangereuses. Mais bon, on ne va pas « reconstruire » ici cet espace culturel polyvalent inauguré en 1991. La salle de concerts proprement dite a 480 places en gradin qui font face à une scène dont le parquet peint en noir est de plain-pied avec le premier rang de fauteuils. La « boîte » dans laquelle l'Orchestre national d'Île-de-France (ONDIF) va prendre place a ses murs et son plafond recouverts de bois. Pour le coup, c'est joli et l'ambiance est agréable.
On s'assied au premier rang, un peu à la droite du chef qui prend place derrière le piano à queue déjà installé. Pas de podium : Vassily Sinaisky, 75 ans, dirige au milieu des seules cordes requises pour Ein Lämplein verlosch (« Une petite lampe s'est éteinte ») de l'Écossais James MacMillan (né en 1959), une œuvre de 2018 pour quatuor à cordes, élargie à l'orchestre l'année suivante, comme l'Adagio de Samuel Barber l'avait été en son temps de la même façon. La musique de ce compositeur est heureusement moins larmoyante que celle de son confrère américain, mais elle n'est pas joyeuse pour autant. Entre effets de glissandos, grands à-plats funèbres qui font curieusement penser à Hindemith, elle se déploie d'une façon tragique. Peu de gestes de la part du chef, mais une grande attention à se qui se passe, une présence modeste et efficace qui en quelques secondes change le son de la formation.
Sélim Mazari n'a plus qu'à entrer sur scène pour jouer le jupitérien Concerto en ut majeur KV 467 de Mozart. Il y a des années maintenant que l'on suit cet ancien élève de Brigitte Engerer et de Claire Désert, passé par la classe de Dmitri Alexeev à la Royal Academy de Londres, puis par l'Université très républicaine de Vienne, ville où il vit désormais. À 31 ans, il appartient à cette génération de musiciens qui vont chercher en dehors de nos frontières les maîtres dont ils savent avoir besoin pour se frotter à d'autres façons de penser la musique – de la même façon, des étrangers viennent en France. Même cause, mêmes effets : Vassily Sinaisky dirige avec un soin, un naturel, une précision si évidents qu'il n'a pas à s'imposer autoritairement face à un orchestre qu'il laisse jouer, tout en donnant quand il le faut un départ, du bras gauche une nuance, du bras droit une relance. Son tempo est juste dans cette acoustique assez sèche, ses nuances le sont tout autant, car il règle admirablement la balance orchestrale et allège le son tout en lui donnant sa densité. Et l'on entend cela à deux mètres du premier rang de musiciens et du piano !
Le piano entre : éclair qui zèbre le ciel, Mazari ose une petite cadence qui fait dresser l'oreille. Notre attention ne retombera pas jusqu'à la fin du concerto. Cette vie, ces élans, cette façon de chanter, de timbrer pour rendre éloquents les traits d'une partition ardue, virtuose dans ses mouvements extrêmes, planante dans le mouvement lent – et quasi alla breve, comme Mozart le demande et que presque personne ne respecte... Mazari tisse des échanges soutenus avec les pupitres qui le lui rendent bien. Quel bonheur d'entendre un tel Mozart ! D'autant que bois et cuivres sont splendidement tenus et d'une verve réjouissante, que les cordes sont alertes, ciselées. En bis, la Novelette n° 1 de Poulenc : on dirait une imitation de Reynaldo Hahn rendant hommage au XVIIIe siècle. C'est frais, spirituel et très bien trouvé !
Vient la Symphonie n° 10 de Chostakovitch. Même si ce compositeur met parfaitement bien en valeur l'orchestre, il n'empêche que Sinaisky montre ici encore ce qu'est un chef d'orchestre : il met ensemble, il laisse jouer les musiciens mis en confiance par son calme, ses gestes mesurés, son bras sûr et sa concentration totale. Du sublime piccolo au génial timbalier, du magnifique violon solo aux contrebasses agiles et aux violoncellistes ténébreux, tout l'orchestre exulte à l'unisson du public qui fait un triomphe aux musiciens et au chef : sa biographie nous apprend qu'il dirige partout et qu'il est professeur de direction d'orchestre au Conservatoire de Saint-Pétersbourg. Ses élèves ont bien de la chance.