La Philharmonie est pleine ! Le programme est typique de ceux qui remplissaient chaque dimanche en matinée le Théâtre du Châtelet, celui des Champs-Élysées et la Salle Pleyel au glorieux temps des associations symphoniques. Cet effet madeleine d'un temps qui ne nous est connu que par l'histoire est amplifié par la présence sur scène d'un Pleyel de concert de 1905, en palissandre de Rio vernis au tampon à la couleur caramel mouillé. De même que nous sommes envoyés aux grandes heures de la Fée électricité qui épatait les visiteurs de l'Exposition universelle, car les volets du grand orgue sont ouverts, laissant apparaître des tuyaux habituellement cachés, éclairés de jolie façon. La console et les claviers sont posés quelques mètres plus bas sur la scène à la gauche de l'Orchestre des Champs-Élysées qui jouera de façon historiquement informée les œuvres de Camille Saint-Saëns au programme.
Voici Louis Langrée qui monte sur le podium. Il a fait du chemin, depuis les années qui le voyaient assistant de Daniel Barenboim à l'Orchestre de Paris. Respecté, admiré partout où il a officié, de Liège à l'Orchestre de Cincinnati, au Festival Mostly Mozart et au Metropolitan Opera de New York, le voici à l'Opéra Comique dont il a pris la direction après Olivier Mantei qui dirige désormais la Philharmonie. Pour commencer : la Danse macabre. On est heureux, mais on aurait vraiment préféré Le Rouet d'Omphale, La Jeunesse d'Hercule ou Phaéton, les trois autres poèmes symphonique de Saint-Saëns, plus jamais joués. Mais ce tube est irrésistible, enlevé avec cette clarté qui fait entendre les timbres détachés les uns des autres ou au contraire fusionnés dans les accords des vents où chacun est néanmoins discernable sans effort. On admire la sveltesse de cordes qui vibrent et réussissent des dégradés de nuances subtils sous la direction inspirée, élégante, sans effets de manche, de Langrée.
Arrive le Concerto « Égyptien », le cinquième et dernier de la série composée par Saint-Saëns. Le Pleyel va-t-il remplir le vaisseau ? Et comment qu'il s'impose et se fait entendre sous les doigts du merveilleux Bertrand Chamayou ! Un pianiste chez lui chez Gérard Grisey, Olivier Messiaen, Michael Jarrell, comme dans ce numéro de haute voltige. Ce Pleyel a une sonorité boisée, des graves transparents et quand il faut faire tonner le canon, les accords sont projetés à une vitesse et puissance fulgurantes et les traits y sont liquides ou féroces. Chamayou joue avec ce Pleyel comme Fred Astaire danse avec Ginger Rogers : la grâce d'un funambule céleste qui époustoufle dans une Toccata finale jamais entendue aussi foldingue, inspirée et emportée, même par Jeanne-Marie Darré et Monique de La Bruchollerie en public. Et ce diablotin rieur fait cela après vous avoir ému comme jamais dans le chant d'amour nubien du mouvement lent. Les Cloches de las Palmas données en bis nous font espérer entendre ce pianiste, cet orchestre et Louis Langrée au même endroit dans les deux concertos de Ravel, mais sur le grand Érard 90 notes de la même collection Fouanon dont sort ce Pleyel.
Et quelle joie d'entendre un orchestre et un chef qui sont avec le soliste pour faire la fête dans une œuvre faite pour rendre euphorique, comme la Symphonie avec orgue, selon le propos même de Saint-Saëns qui ne visait pas l'insondable profondeur. Il faut avoir confiance dans les musiciens pour la donner avec les violons par dix : à quatorze ou seize, la masse arrondit les angles. Ce pari philologique fait entendre cette musique différemment : les relations vents/percussions/cordes ainsi entendues par le compositeur font que tout semble enfin à sa place, que les uns ou les autres jouent à découvert ou fondu dans l'ensemble.
L'orgue de la Philharmonie pourrait écraser de toute sa hauteur le plateau, mais Vincent Warnier registre avec finesse : son entrée dans le mouvement lent, comme ses ponctuations par la suite et jusque dans le grand crescendo final – cet après-midi stupéfiant alla Svetlanov – sont ceux d'un musicien qui joue dans l'orchestre et qui de sa partie ne fait pas celle d'un concerto mais un soutien enveloppant, ou le coup de talon qui relance la machine-orchestre. Langrée est subtil dans les enchaînements et la balance, parfait dans le choix des tempos. À l'écoute autant qu'à la manœuvre, il rend pressé d'aller l'entendre dans Carmen avec le même orchestre à l'Opéra Comique – il en donne en bis l'Entracte et regarde les musiciens jouer sans intervenir. Mais il est là : c'est ça un chef !